Y-a-t-il encore des intellectuels
français ?
Le Nouvel Observateur se demande s’il y a encore de grands
intellectuels français aujourd’hui. La question mérite d’être posée. Elle
revient d’ailleurs fréquemment dans notre presse hebdomadaire. Un peu comme
les régimes amaigrissants, le classement des meilleurs lycées, les
francs-maçons ou le prix de l’immobilier.
Il y a un mythe de l’intellectuel en France. Cela fait partie de notre
fierté nationale. Dette ou pas et quelle que soit notre balance du commerce
extérieur, nous sommes convaincus d’être encore un très grand pays grâce à «
l’intelligence française », à notre patrimoine intellectuel. Et, en même
temps, nous nous désolons de la pauvreté de notre débat public et ne
supportons plus les quelques « intellos de service » que la télévision nous
impose inlassablement, toujours les mêmes, toujours pontifiants et
généralement totalement à côté de la plaque.
Mais, d’abord, qu’est ce qu’un intellectuel ? C’est le plus souvent un
écrivain, voire un philosophe, qui se sert de sa notoriété pour entrer dans
l’actualité, se mêler de la vie publique et dire son fait à la société. Lui
qui était solitaire devant sa page blanche, il monte soudain sur une estrade
improvisée, au milieu de la foule, et se veut repère, phare et le plus
souvent accusateur. Sa seule légitimité en face des vrais pouvoirs, les
élus, les maîtres de l’économie, serait son intelligence ou du moins sa
clairvoyance. Il est, par définition, celui auquel l’histoire donnera
sûrement, un jour, raison contre tous.
Chez nous, cela a sans doute commencé avec Voltaire, Rousseau et les
Encyclopédistes. Ils ont tout de même réussi à provoquer une révolution. Et
puis nous avons eu Zola, Anatole France, Barrès qui se sont étripés à propos
de l’affaire Dreyfus. Et Léon Bloy, Huysmans, Péguy, Romain Rolland et
d’autres. L’entre-deux-guerres a été particulièrement brillant. Gide,
Malraux, Aragon battaient les tréteaux et faisaient la pluie et le beau
temps. Mais il y avait aussi Valéry, Julien Benda, Bergson, Bernanos,
Maritain, Maurras et d’autres. L’après-guerre a été marqué par quelques
duels célèbres, Sartre-Camus, Sartre-Aron. Mais il y avait aussi Gabriel
Marcel, Mauriac…
Pas étonnant donc que BHL, Glucksmann, Sollers, Régis Debray, Alain
Finkielkraut et les quelques comparses avec lesquels ils partagent les
plateaux de télévision fassent pâle figure en face de tels prédécesseurs.
Mais le mal est sans doute plus profond. En fait, cela fait sans doute un
demi-siècle que le mot même d’ « intellectuel » est déprécié et fait presque
rigoler. Pourquoi ? Parce que « le brave peuple » s’est un jour aperçu que
nos intellectuels autoproclamés et pérorant aux terrasses de deux cafés de
Saint-Germain des Près s’étaient trompés à tous les coups et que cela ne
datait pas d’hier.
Et il est vrai que quand on fait le bilan, c’est effrayant.
Avant-guerre, ils furent (presque) tous antifascistes et ils eurent bien
raison. Après-guerre, ils furent (presque) tous staliniens, et cela ne se
pardonne pas. Et Staline disparu, les générations suivantes ne surent même
pas se faire pardonner. Ils continuèrent sur la mauvaise route en trottinant
docilement, respectueusement, aveuglement, derrière Sartre dont il faudra
faire un jour le procès. On pourra d’ailleurs mettre dans le même box de ce
procès de l’Histoire de nos intellectuels français, ceux qui, derrière le
décor, tiraient les ficelles, les Althusser, Barthes, Bourdieu, Deleuze et
autres Foucault, les vrais coupables de cette trahison des clercs.
Mis à part Raymond Aron et Jean-François Revel qui furent considérés comme
des pestiférés par leurs confrères en intellectualisme, tous nos
intellectuels vénérèrent Mao et sa Révolution culturelle, acclamèrent Castro
et ses goulags des tropiques, se firent les grands défenseurs de Ho Chi Minh
(avant les boat people) et même de Pol Pot et des Khmers rouges, bénirent
l’Ayatollah et sa théocratie sanguinaire, aimèrent passionnément Sékou Touré
en Guinée, Kadhafi en Libye, les Sandinistes au Nicaragua, les Tupamaros en
Uruguay, etc.
Pendant un demi-siècle, nos intellectuels ont défendu avec frénésie tous les
dictateurs de la planète, à l’exception, peut-être, de Pinochet, Bokassa et
Idi Amin Dada.Comment s’étonner alors que les Français aient fini par ne
plus les écouter, puis par les mépriser. Mais il est bien dommage qu’en
cette période de doute, de désarroi, nous n’ayons plus d’intellectuels
dignes de ce nom. Nous aurions diablement besoin d’un peu de clairvoyance.
Thierry Desjardins
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