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21/5/10 | Thierry Desjardins |
Thaïlande : la jacquerie des enragés ! Ce qui vient de se passer à Bangkok devrait faire réfléchir tous nos experts en géostratégie et en développement. La Thaïlande n’est pas seulement le pays de tous les tourismes sexuels et des trafiquants de drogue. C’est aussi un merveilleux pays profondément bouddhiste et fier d’un passé glorieux. Les Thaïs du royaume de Siam ont, à plusieurs reprises, dominé tout le Sud-Est asiatique, la Birmanie, le Laos, le Cambodge, une partie du Vietnam. Ils en ont gardé une fierté nationale exacerbée et un attachement viscéral à la famille royale, incarnée aujourd’hui par le vieux roi Bhumibol Adulyadej, 82 ans, hospitalisé depuis des mois et toujours considéré par l’écrasante majorité de la population comme un demi-dieu vivant. Mais la Thaïlande est, surtout, un exemple de développement économique qu’on croyait réussi. En quelques décennies, l’agriculture a fait d’immenses progrès. On ne sait pas toujours qu’avant d’être l’un des grands exportateurs de drogue, la Thaïlande est le premier exportateur mondial de riz et de caoutchouc. Cela dit c’est, bien sûr, grâce aussi à son industrie, grande ou petite, notamment en électronique, que le pays (qui est autosuffisant en pétrole, ce qu’on ignore souvent) est devenu l’un des « tigres » économiques de la région. Bangkok qu’on appelait jadis, un peu abusivement, la « Venise du Sud–Est asiatique », est une gigantesque métropole où des usines de tout et de n’importe quoi entourent un centre où se sont agglutinés, dans le désordre le plus incohérent, les gratte-ciel des banques et de tous les business, ainsi que des hôtels parmi les plus luxueux du monde. Les embouteillages dans les rues de Bangkok sont, peut-être, les pires de la planète. Mais la capitale thaïlandaise tient très honorablement sa place entre Singapour, Hong-Kong et Shanghai. Tout semblait réussir à ce pays béni des Dieux et à ses 65 millions d’habitants. Le roi était quasiment invisible dans son palais aux tuiles d’or mais, en cas de crise, il lui suffisait de froncer les sourcils pour que tout rentre immédiatement dans l’ordre, les mécontents se prosternant toujours la face contre terre devant lui. Une élite aristocratique bien élevée, bien formée et totalement corrompue, régnait en son nom, en s’appuyant sur une armée tout aussi corrompue mais bien entraînée. Et le pays s’enrichissait. On avait simplement oublié, une fois de plus, que des centaines de milliers de paysans pauvres, notamment des régions du Nord, avaient été attirés par les lumières de la ville. Comme à Téhéran, comme au Caire, comme dans d’innombrables villes du Tiers-monde et des pays dits « émergents », les agriculteurs sans terre des villages les plus reculés avaient fui leur vie moyenâgeuse mais paisible pour se retrouver piégés dans des bidonvilles nauséabonds, au milieu des ordures d’une civilisation qui les avait fait rêver et qui hésitait même à les exploiter. Ici, comme ailleurs, le développement économique avait créé un nouveau sous-prolétariat, bien pire que celui d’avant, où la population qui avait perdu tous ses repères crevait de faim et apercevait de ses yeux, au loin, un monde qu’elle croyait merveilleux et qui la rejetait. Un sous-prolétariat désespéré, réalisant qu’il s’était fourvoyé dans un marché de dupes et prêt à suivre le premier venu pour prendre sa revanche et faire payer aux « autres » le malheur dans lequel il avait sombré. A Téhéran, au Caire, ces foules de miséreux s’étaient, à l’appel de Khomeiny et des prédicateurs de mosquées, emparées de l’étendard de l’islamisme, à Delhi et à Bombay, elles avaient retrouvé le fanatisme hindouiste, en Afrique, elles avaient mené des « révoltes de la faim », au Brésil, on s’attendait à voir les favelas déferler sur les beaux quartiers et, en Occident, on redoutait l’insurrection des quartiers de non-droit, comme cela s’était passé, un jour, à Los Angeles. En Thaïlande-la-bouddhiste, la fierté nationale, le respect dû au roi, le sens de la résignation avaient longtemps canalisé la colère. Jusqu’au jour où un fils de paysan pauvre du Nord, du nom de Thaksin Shinawatra, devenu, sans qu’on sache trop comment, multimilliardaire s’était lancé en politique, sans doute pour arrondir encore davantage son énorme magot et sûrement pour se venger du mépris dans lequel l’avait tenu toute l’aristocratie traditionnelle au pouvoir. Thaksin avait créé un parti politique, pratiqué le populisme le plus absolu et était devenu très vite le héros de tous les miséreux. Il les émerveillait, lui le petit pauvre devenu si riche, il leur promettait, en bon démagogue charismatique, un monde meilleur avant longtemps. Bref, il remporta les élections et devint premier ministre. Au pouvoir, il ne fut sans doute ni plus mauvais ni même plus corrompu que ses prédécesseurs. Mais il ne faisait pas partie du sérail et surtout, en jouant ainsi avec les foules, il jouait avec le feu et devenait inquiétant pour l’establishment. Il fut donc renversé par un coup d’Etat militaire en 2006, poursuivi par la justice pour corruption, condamné à deux ans de prison, réussit à s’enfuir à Dubaï et organisa sa revanche. C’est lui qui a entièrement financé le mouvement des « Chemises rouges » du Front Uni pour la Démocratie et contre la Dictature, les gueux, les sans-rien, les affamés qui sont descendus dans les rues de Bangkok pour exiger la démission du gouvernement de Abhisit Vejjajiva, la dissolution du parlement et des élections anticipées. Avec, bien sûr, l’espoir de faire revenir Thaksin au pouvoir. Thaksin lança cette insurrection le jour même où il apprit que la justice thaïlandaise avait… saisi tous ses biens. Les pauvres de Bangkok se précipitèrent dans les rues pour protéger la fortune du milliardaire véreux ! Abhisit, effrayé par l’ampleur du mouvement qui paralysait Bangkok et faisait fuir les touristes a, d’abord, promis d’organiser des élections en septembre. Puis, les manifestants ne désarmant pas, il a annulé ces élections. On allait donc droit vers l’épreuve de force, c’est-à-dire un affrontement violent entre les partisans de Thaksin et l’armée, dans les rues de la capitale mais aussi dans certaines villes du Nord. Le roi Bhumibol n’étant pas intervenu, le pays est désormais brisé en
deux. Avec, d’un côté, un gouvernement qui a fait tirer sur la foule et, de
l’autre, la masse des miséreux vaincus. D’un côté, une dictature militaire,
de l’autre, des désespérés adeptes d’un escroc. Le fossé ainsi ouvert ne se
refermera pas de si tôt. Thierry Desjardins
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