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19/6/10 Bernard Martoïa

« Les puits d’aujourd’hui ne causent pas de fuites » !

« Un moment de pénétration vaut parfois l’expérience d’une vie entière. »
Oliver Wendell Holmes

La convocation à la Maison Blanche des dirigeants de British Petroleum (BP) pour essuyer un blâme rappelle la mascarade de procès intenté par le locataire de l’Elysée avec la convocation des banquiers après la polémique suscitée par les bonus des traders : montrer à l’opinion publique que le politique n’est pas l’appendice du marché.

Si la démagogie est la même, le temps de réaction est différent de part et d’autre de l’Atlantique. Il s’est écoulé près de deux mois entre l’explosion de la plateforme pétrolière (20 avril) et la convocation à la Maison Blanche (16 juin) et seulement une semaine pour la convocation des banquiers à l’Élysée. Avantage au petit Zorro français dans cette surenchère d’égotismes déplacés.

Dans un tout autre registre, nous aurions souhaité la même célérité du président de la République pour annoncer, dès son arrivée à l’Élysée en mai 2007, une cure d’austérité de l’État et de la représentation nationale, de vraies réformes, comme la retraite par capitalisation ou la suppression de la progressivité de l’impôt sur le revenu et des niches fiscales, qui auraient évité que le triple AAA de la France soit, aujourd’hui, sur la sellette...

La catastrophe écologique était prévisible

Comme les attaques des kamikazes musulmans sur les tours jumelles du World Trade Center, la marée noire du golfe du Mexique avait été précédée de nombreux signaux d’alerte. Mais qui voulait en tenir compte ?

Certainement pas l’ancien président des États-Unis qui avait des intérêts étroits avec l’industrie pétrolière. Les huit années de sa présidence furent une aubaine pour les fonctionnaires de l’agence Minerals Management Service (M.M.S) dont la mission est de contrôler l’industrie pétrolière. Les frasques de leurs collègues à la Security Exchange Commission (S.E.C) étaient vénielles. (1) Si les gens de la S.E.C se contentaient de regarder des films pornographiques sur la toile, ceux de M.M.S sont passés allègrement à l’acte.

«Durant les années Bush, le M.M.S, l’agence au sein du ministère de l’Intérieur chargée de protéger l’environnement des ravages des forages pétroliers, descendit au rang de la criminalité. Selon les rapports de l’inspecteur général du ministère de l’Intérieur, les gens de M.M.S couchaient au sens propre et figuré avec les gens de l’industrie pétrolière. Quand les employés de l’agence ne se joignaient pas à des soirées de cocaïne ou ne partaient pas en vacances dans des chalets appartenant à des dirigeants pétroliers dans des stations de ski huppées, ils avaient des relations sexuelles avec les dirigeants pétroliers. Mais c’étaient le contribuable américain et l’environnement qui étaient baisés. Les cadres de M.M.S recevaient des pots de vin en échange de l’obtention de licences d’exploitation de plateformes dangereuses, les auditeurs avaient ordre de leur hiérarchie de ne pas mener d’enquêtes sur des contrats louches et les subalternes acceptaient régulièrement des cadeaux de l’industrie pétrolière. Ils accordèrent même aux compagnies pétrolières un droit de regard sur l’élaboration de leur rapport d’inspection.» (2)

Cela surprendra nombre de lecteurs d’apprendre que ce passage est extrait d’une enquête passionnante menée par le magazine Rolling Stone. Le magazine culte de la jeunesse ne s’intéresse pas qu’à la musique. C’est tout à son honneur de suivre la tradition américaine du journalisme d’investigation. En France, la presse se contente de répéter ou de commenter les dépêches d’agence. Avis aux potentiels racheteurs de journaux français en difficulté : «Recherche désespérément matière grise acceptant de sortir de son cocon parisien.»

Les compagnies pétrolières dirigeaient M.M.S pendant ces années”, dit Bobby Maxwell, un ancien auditeur de l’agence, «Elles obtenaient tout ce qu’elles voulaient. Aucune entrave ne leur était opposée au conseil d’administration de l’agence.»

Kenneth Salazar prit les rênes du ministère de l’Intérieur en janvier 2009. Dès le lendemain de sa prise de fonction, il s’envola à Denver où se trouve le siège de M.M.S. Coiffé de son chapeau Stetson authentique, il fustigea la prévarication de l’agence. Il proclama d’un air tonitruant : «Il y a un nouveau shérif en ville !» Son premier acte fut de geler une licence accordée pour le forage d’une zone de 300 millions d’acres en Alaska. Elle avait été curieusement publiée dans le registre fédéral à minuit le dernier jour de la présidence de Bush.

Si la nouvelle ravit les bobos parisiens, elle surprit ceux des observateurs de la politique américaine qui connaissent bien le passé politique de Salazar. Cet hispanique est né à Alamosa au Colorado. Il devint le sénateur démocrate de cet État en 2005. Durant son mandat à la haute assemblée, il s’était distingué en devenant l’artisan de la loi Energy Security Act pour le forage dans le golfe du Mexique. Cette loi ouvrait une zone maritime de huit millions d’acres à la prospection. Salazar critiqua Bush. Il le trouvait timoré. Il lui reprochait notamment de ne pas mettre assez de pression sur les compagnies pétrolières à développer rapidement les concessions qui leur avaient été octroyées.

Après son discours tonitruant à Denver qui laissait augurer un salutaire nettoyage des écuries d’Augias, Salazar fit volte-face. Il ouvrit à la prospection une vaste zone de 53 millions d’acres dans les eaux du golfe du Mexique, établissant au passage un record absolu pour l’année 2009. Comment justifier cette volte-face autrement que par le tropisme de l’intéressé ? La perspective d’arpenter les champs de neige en Alaska avait dû glacer le sang de ce latino-américain. Il n’y a vraiment pas d’autre explication.

Salazar avait accordé, en mars 2009, un entretien au magazine Rolling Stone. Il avait déclaré : «Nous sommes embarqués dans un programme ambitieux de grand ménage. Nous avons avec nous l’inspecteur général dans un mode préventif afin que le ministère ne répète pas les mêmes erreurs du passé. Le ménage va bien au-delà d’un code éthique.»

Une chose a bien changé à M.M.S. Les commissions occultes des compagnies pétrolières ne se font plus en monnaie trébuchante mais en troc de pétrole. C’est le même esprit hypocrite que l’on retrouve dans la gauche caviar en France qui affiche son mépris de l’argent mais adore vivre dans le luxe. «Ce gars a une longue histoire dans la promotion des forages en mer. C’est son bébé», a déclaré Kieran Sieckling, le président du centre de la diversité biologique. «Pour monter dans la hiérarchie de M.M.S, vous avez intérêt à vous plier à la culture de l’industrie pétrolière », a-t-il rajouté. « Ceux qui refusent n’ont d’autre choix que de démissionner de l’agence. » On retrouve les mêmes dérives dans l’administration française. La carrière des rares esprits libéraux est systématiquement cassée par la hiérarchie. «Les employés décrivent l’atmosphère au ministère de l’Intérieur comme un troisième mandat de Bush», a dit avec un brin d’humour Jeff Ruch, un coordinateur des scientifiques au sein de l’administration, et d’ajouter : «Ils travaillent pour les mêmes managers qui appliquent la même politique. Pourquoi espérez-vous obtenir un résultat différent ?»

La catastrophe de la plateforme pétrolière est la conjonction de deux facteurs : mécanique et juridique.

Si Salazar a maintenu les branches pourries de M.M.S, il ne faut pas céder à l’adage «tous pourris !». La majorité des fonctionnaires n’est pas corrompue. Nous en avons la preuve. En mai 2000, l’agence publia un rapport lucide sur les conséquences environnementales désastreuses des forages en haute mer. Dans la palette des scenarii décrits, il était envisagé une fuite de l’ordre de 116 000 barils par jour pendant une période de quatre mois. Nous ne serions qu’à la moitié du désastre… «Le pétrole relâché par un puits sous-marin peut rester submergé pendant une longue période et voyager très loin de sa source.»

On ne peut exclure que dans quelques années des plages bretonnes ou polynésiennes soient souillées par cette gigantesque marée noire latente. Pour donner une idée de son échelle, c’est déjà l’équivalent de vingt tankers comme l’Exxon Valdez qui gisent au fond des mers. Le rapport concluait sur une note alarmiste : «Il n’y a pas de réponse à une fuite sous-marine.» Un autre document de l’agence, établi avec le concours de B.P et d’Amoco, avertit qu’une fuite de ce genre signifierait la fin du forage en mer. «L’industrie ne pourrait se payer le luxe d’une explosion en mer. Aucune compagnie ne dispose de la technologie pour stopper une fuite.»

Huit mois après la publication du rapport de M.M.S, Bush entrait à la Maison Blanche. «Il y avait une défaillance totale de l’administration Bush pour contempler la possibilité d’un désastre comme celui du Golfe», dit Holly Doremus, un expert du droit de l’environnement à l’université de Californie. «Dans leur esprit, une grosse fuite était de l’ordre de 5000 barils et la nappe ne pouvait pas gagner la côte

En avril 2007, une enquête environnementale couvrant la zone maritime de B.P conclut que le risque d’explosion était «faible» ; une étude de M.M.S avait pourtant relevé un taux de défaillance de 28% des équipements ultra sophistiqués à détecter une explosion. De son côté, B.P assurait à l’administration américaine qu’une fuite n’aurait aucun impact sur la riche flore du delta du Mississipi.

En réalité, M.M.S n’avait plus aucun moyen d’évaluer le risque encouru depuis que Bush avait instauré une procédure rapide de délivrance des licences. L’administration Bush avait inversé la charge de la preuve. Il incombait désormais aux compagnies pétrolières de fournir la palette des risques encourus par leurs opérations.

Le comble de cette politique absurde se produisit deux mois après l’arrivée à la Maison Blanche de Barack Hussein Obama quand B.P soumit son projet d’exploitation de la plateforme Deepwater Horizon. Dans son rapport détaillé de 582 pages, il était fait mention d’une société japonaise qui lui fournirait une assistance en cas de fuite. Il s’avère que la société en question s’occupe de la vente en ligne à des particuliers et ne répond nullement à l’attente envisagée.

«Il était clair que personne ne lisait ces rapports», dit Ruch, qui représente la communauté scientifique travaillant pour le gouvernement. «Ce plan ne vaut pas le papier utilisé pour l’imprimer», dit Rick Steiner, un professeur de sciences marines de l’université d’Alaska. «De façon incroyable, ce volumineux rapport n’évoque pas de solution pour stopper la fuite liée à l’explosion de la plateforme.» Pendant l’intérim (novembre 2008 – janvier 2009),Steiner avait alerté l’équipe de transition d’Obama sur le mal profond de M.M.S. Il ne fut pas entendu.

Le 6 avril 2010, moins d’un mois après que B.P eut soumis son projet, M.M.S lui accorda la licence de forage. Aux 582 pages de son rapport, l’agence ne lui opposa qu’une seule page qui s’avéra prémonitoire : «Soyez prudent quand vous forerez en raison d’indications de poches de gaz dans la zone

B.P est le cygne noir de la profession

«B.P est la dernière compagnie pétrolière sur la terre à qui Salazar et M.M.S ont laissé le soin de s’autoréguler. La firme est impliquée dans chacun des plus grands désastres pétroliers de l’histoire», écrit le reporter de Rolling Stone.

Sans remonter loin dans le temps, B.P s’est distingué par une sordide politique de réduction des coûts. La firme préférait payer des procès que d’entretenir un haut niveau de sécurité de ses infrastructures. Pour étayer mon propos, je ne prendrai que deux accidents récents.

En mars 2006, B.P fut tenue responsable de la fuite d’un pipeline en Alaska. 250 000 gallons de pétrole brut se répandirent dans la baie de Prudhoe. Des enquêteurs établirent que B.P avait ignoré les nombreuses alertes faisant état d’une corrosion avancée de son pipeline. Alors que l’agence de protection de l’environnement recommandait une amende de 762 millions, l’administration Bush l’abaissa à 20 millions. Cela ne représentait même pas une journée de bénéfices de la firme !

En 2005 se produisit une explosion à une raffinerie de B.P au Texas. Elle fit 15 victimes et 170 blessés parmi le personnel. Les enquêteurs découvrirent que la compagnie avait désactivé ses propres procédures de sécurité et avait illégalement coupé le système d’alerte. Les dirigeants de B.P faisaient le calcul cynique qu’il serait moins coûteux d’indemniser les familles des victimes que de maintenir un haut niveau de sécurité de sa raffinerie. Elle plaida coupable et versa cinquante millions aux familles des victimes et vingt un millions pour violation de la loi fédérale en matière de sécurité.

Aujourd’hui, Tony Hayward, le président de B.P, a été interrogé par une commission du sénat américain. Un sénateur lui a rappelé que B.P a reçu 760 avertissements pour des violations «volontaires et flagrantes» des mesures de sécurité alors que le reste de l’industrie n’en a écopé que d’une. Que de dire de plus ?

Lors de l’installation de la plateforme Deepwater Horizon, B.P a grignoté un demi-million de dollars à Transocean qui lui loue la plateforme. La dépense en question était un système sophistiqué de détection préventive d’explosion qui est obligatoire dans beaucoup de pays, mais qui ne l’est pas aux États-Unis. Merci monsieur Bush ! Pour la construction proprement dite du puits par le sous-traitant Halliburton, B.P a encore rogné le contrat. Au lieu de couler 21 piliers de béton autour du puits, il s’est contenté de 6 seulement. Une décision grave pour prévenir une explosion sévère. B.P a aussi bâclé les tests critiques lors de la mise en route qui auraient démontré la présence importante de gaz dans la poche. Pour gagner du temps, B.P commença à pomper la boue qui protège le puits avant même qu’il soit entièrement cimenté ! C’est tout simplement un acte criminel mais Hayward, sous la pression des sénateurs américains, a refusé cette qualification et s’est réfugié derrière des réponses stéréotypées et évasives : «Je n’étais pas au courant des détails de la construction de la plateforme, j’attends les résultats de l’enquête. »

L'autosatisfaction de l’administration Obama

Il aura fallu attendre quarante jours pour qu’Obama se décide à ouvrir une enquête criminelle. Et pour cause ! Le 31 mars 2010, accompagné de Salazar, il débarqua à la base militaire d’Andrew dans le désert de Mojave en Californie. (Pour la petite histoire, je connais bien ces lieux inhospitaliers. J’ai traversé ce désert à pied en solitaire au printemps de l’an 2000) Un podium avait été dressé devant un chasseur F18 flanqué d’un énorme drapeau américain. «Nous ne sommes pas ici pour faire un boulot peinard. Nous sommes ici pour faire ce qui est juste. Nous prenons des décisions basées sur des informations scientifiques», déclara Salazar. Obama complimenta son lieutenant : «C’est l’un des plus grands secrétaires de l’histoire. Notre administration a étudié les forages pendant plus d’un an. Ce n’est pas une décision que je prends à la légère. Il s’avère que les puits d’aujourd’hui ne causent pas de fuites. Ils sont très avancés sur un plan technologique

Vingt jours après cette déclaration fracassante d’Obama, la plateforme Deepwater Horizon explosait comme dans une séquence d’un film à grand spectacle d’Hollywood. Onze ouvriers furent vaporisés dans une explosion spectaculaire. Ironie de l’histoire, c’était le 20 avril, date anniversaire de la naissance d’Adolf Hitler…

Dans les marchandages qu’il affecte autant que son homologue Sarkozy, Obama avait passé un marché de dupes avec les chefs de l’opposition républicaine : feu vert, de sa part, pour les forages en haute mer en échange d’un vote, de leur part, en faveur de sa loi sur le réchauffement climatique. Le bilan est lourd. Il a seulement réussi à coupler une catastrophe écologique avec une catastrophe financière, avec la hausse prévisible des taxes induites par sa loi pour lutter contre le réchauffement climatique.

Même si sa loi est votée un jour, la marée noire ne disparaîtra pas d’un coup de baguette magique. «C’était un pacte avec le diable», dit Steiner, «et maintenant le diable exulte

Bernard Martoïa

(1) Archive du 1er mai 2010 : La farce athénienne

(2) Édition du 24 juin 2010 du magazine RollingStone: « The Spill, the Scandal and the President », par Tim Dickinson.



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