Parlez-vous le potentos ?
Les linguistes n’en reviennent pas. Alors qu’ils croyaient avoir découvert
la dernière langue inconnue du monde, ils se voient dans l’obligation d’en
ajouter une aux 6909 autres.
Curieusement, Le Figaro, qui révèle l’existence du « koro », qu’on
vient de découvrir « dans une région reculée de l’Arunal Pradesh, dans le
nord-est de l’Inde, limitrophe du Tibet » et qui « n’est plus parlé que par
800 à 1200 individus », n’a pas fait état de la découverte de chercheurs
français qui viennent eux aussi de découvrir une langue inconnue dans leur
propre pays ! Il s’agit du « potentos », mot formé à partir du bas-latin
potentatus, qui signifie « pouvoir souverain ». Cette langue étrange a
la consonance du français, mais est strictement incompréhensible pour ceux
qui parlent celui-ci. La découverte des linguistes tient moins à l’existence
de cette langue, qui est connue de tous dans notre pays, qu’au très faible
nombre de ceux qui la parlent et la comprennent, au total guère plus d’un
millier de personnes, comme le « koro ».
C’est la réflexion de son boucher qui a permis à l’un de nos chercheurs
de faire sa découverte. Un jour qu’il commandait une bonne tranche de
bavette à l’homme de l’art, et alors qu’une radio marchait à tue-tête dans
la boutique, notre scientifique s’entendit dire, dans la foulée : « Ca vous
fera 350 grammes, je comprends rien à ce qu’ils disent ». La dernière partie
de la phrase visait évidemment les propos diffusés par la radio, et le
scientifique, leur ayant prêté une oreille attentive, s’aperçut qu’il n’y
comprenait rien non plus. Dès lors, sa recherche était lancée.
Elle vient de déboucher sur ce terrifiant constat : dès qu’il est
question, en France, de problèmes touchant de près ou de loin au pouvoir
souverain, les responsables politiques ou syndicaux et les journalistes
abandonnent la pratique de la langue du pays au profit du potentos.
Du coup, on s’explique enfin l’énorme problème démocratique qui affecte
la France. Ce n’est pas un hasard si les urnes sont de plus en plus
désertées par les citoyens, s’ils n’ont que mépris pour les politiciens et
s’ils couvent on ne sait quelle sédition qui pourrait mettre en péril les
institutions de notre pays. La raison en est simple : ils ne comprennent pas
un traître mot de ce que leur raconte la classe parlante, constituée, comme
chacun le sait, d’un petit millier de personnes, dont à peine quelques
dizaines sont invitées à s’exprimer régulièrement sur les ondes.
De temps à autre, par accident, un individu normal obtient un bref accès
à l’antenne. La stupéfaction de l’auditoire est si intense que l’intéressé
croule aussitôt sous les félicitations, ainsi que le média qui l’a invité,
si bien que, terrorisés, les dirigeants de ce dernier lancent à leurs
journalistes l’ordre inconditionnel de ne plus jamais inviter l’auteur du
scandale. La mare se referme donc très vite sur la dernière onde
concentrique provoquée par cet intempestif caillou et l’on peut enfin voir
se rétablir le règne incontesté du potentos sur les oreilles du
peuple.
Bien entendu, nous ne donnerons pas l’adresse du brave boucher qui, comme
l’enfant du conte, s’est écrié « Le roi est nu ». Le malheureux serait
aussitôt l’objet d’un contrôle fiscal et, au cas où celui-ci ne révèlerait
que l’honnêteté de notre commerçant, il serait à coup sûr embarqué par les
services secrets pour atteinte à la sûreté de l’Etat. Qu’il soit pourtant
remercié pour sa pénétrante remarque, et que le chercheur qui l’a entendue
le soit aussi pour l’attention qu’il lui a prêtée.
Qui sait en effet si la fracassante révélation de ce phénomène
linguistique ne va pas finir par provoquer la réaction du peuple et son
heureuse décision de fermer définitivement le clapet aux radios et
télévisions où l’on s’exprime en potentos ? Privés d’auditeurs et donc
de ressources, ces robinets à eau polluée se tariraient enfin, pour le plus
grand bien de nos conduits auriculaires et de la démocratie.
Claude Reichman
Porte-parole de la Révolution bleue.
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