L’effondrement annoncé de l’Europe !
Il y a vingt ans le bloc soviétique s’effondrait, non pas sous le coup d’une
attaque militaire des capitalistes-impérialistes, mais sous le poids de ses
propres contradictions économiques, comme eût dit Karl Marx lui-même.
Cette dislocation, inévitable au bout de deux ou trois générations, n’avait
été prévue par personne, sauf par une poignée d’économistes imperturbables
qui accordaient foi aux lois du marché libre.
Aujourd'hui, les mêmes lois permettent d’annoncer l’effondrement de
l’Europe, la crise de l’euro en étant le signe avant-coureur.
On reproche souvent aux marchés leur courte vue, leur « vision short-termiste
», pour employer le jargon boursier. C’est bien mal connaître ce qu’est un
prix de marché, fût-il spéculatif et surtout s’il est spéculatif. Un prix,
sur un marché libre, concentre en lui toutes les informations disponibles
non seulement sur le présent, mais aussi sur le passé et l’avenir. En termes
moins sophistiqués, on dira que ceux qui ont de l’argent, les « riches »,
qu’ils soient de bons ou de mauvais riches, se soucient d’un avenir beaucoup
plus lointain que ne le font des politiques, inquiets de leur prochaine
réélection. Le célèbre « mur de l’argent » est un mur où s’écrit l’avenir -
comme celui de Balthazar (Daniel, 5, 25)!
Or, aujourd'hui, les marchés anticipent, non pas seulement les conséquences
désastreuses au jour le jour des remèdes censés hâter la fin de la crise
financière démarrée aux Etats-Unis il y a déjà deux ans, mais aussi et
surtout l’incapacité de l’Europe à affronter le marché mondial, handicapée
qu’elle se trouve par le fardeau des dettes publiques qui ont fait un énorme
bond en avant grâce aux remèdes susdits.
Les « affreux spéculateurs » ont aussi mis dans leurs programmes
d’ordinateurs les dettes générées par le système de retraite par
répartition, dettes de plus en plus énormes et de moins en moins financées à
mesure que la réforme du système est repoussée ou ratée. L’autodestruction
d’un Etat-Providence engendrant moins d’enfants et plus de chômeurs, moins
d’épargne et plus d’impôts, est aussi prévisible au bout de deux ou trois
générations que le fut la faillite du système soviétique, et si les
politiques le nient ou le dénient, les marchés, eux, le savent fort bien et
en tiennent compte.
A vrai dire, les politiques ont conscience de cette échéance – déchéance ? -
prochaine. Si le président de la République française se précipite au chevet
de la Grèce, s’il pousse à l’instauration d’une improbable gouvernance
économique européenne, si en même temps il se hâte de faire aboutir l’ultime
réforme des retraites, quel qu’en soit le prix électoral, c’est pour tenter
de prévenir une dégradation humiliante de la note de la France sur les
marchés financiers, qui se traduirait par un alourdissement supplémentaire
de la dette et une claque énorme sur le plan politique, et personnel. Combat
d’arrière-garde, le dos au mur, c’est bien le cas de le dire. A moins d’un
miracle sur le « front social » (retraites, marché du travail,
assurance-maladie) que rien ne permet d’attendre, ou à moins qu’on ne casse
le thermomètre des agences de notation, la dégradation de l'Etat français
est inéluctable puisque la dette publique actuelle n’est tout simplement pas
soutenable.
Ce qui vaut ici de la France peut être dit pour la plupart des Etats
européens, embourbés dans les mêmes ornières.
Les grands événements historiques conjuguent le plus souvent le hasard et la
nécessité : une étincelle met le feu au baril de poudre. L’étincelle, ce fut
l’affaire américaine des subprimes (encore un fruit de
l'Etat-Providence). Le baril, ce sont des déficits publics accumulés pendant
trente ans. L’explosion, nous la vivons en ce moment même, plaçant pour un
long temps l’Europe aux anciens parapets hors de la compétition mondiale.
Philippe Simonnot
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