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30/1/11 | Guy Sorman |
Le Japon s’éveille à nouveau ! Tokyo. Passage par une librairie: en tête des ventes, une nouvelle traduction simplifiée de Friedrich Nietzsche, deux millions d'exemplaires, suivie d'un manuel de management du Californien Peter Drucker. Qui lest lit vraiment? Le critique littéraire Akiyama Yasuo m'explique qu'il s'agit de livres totémiques. Le premier est supposé fournir des recettes de bonheur individuel contre une société vécue par les jeunes Japonais comme trop conformiste (d'où aussi le goût pour les déguisements, les jeux de rôle). De Drucker, une idole au Japon, on espère des conseils d'enrichissement. Du bonheur et de l'argent pour des jeunes Japonais que la relative stagnation angoisse mais qui disposent toujours du plus haut pouvoir d'achat au monde. Mais des nuages nouveaux s'accumulent qui parviennent de Chine. L'opinion publique japonaise s'est brutalement retournée contre la Chine depuis l'agression, l'automne dernier, d'un garde-côte japonais par un chalutier chinois dans les eaux territoriales contestées de Sendaku. L'événement est à rapprocher des deux attaques militaires perpétrées l'an dernier par la flotte nord-coréenne contre des militaires et des civils sud-coréens. Ce retournement contre la Chine n'était pas inscrit d'avance car la Chine jouit en Asie du prestige culturel de la civilisation mère, comme Rome et Athènes pour les Européens. Les échanges économiques intenses dans la région, où les circuits de fabrication sont tous imbriqués, satisfont en principe tous les partenaires. Mais une vraie cassure est survenue en 2008. On s'interroge à Tokyo ou Séoul, sur la nouvelle agressivité chinoise et sur la création d'une marine de haute mer, un porte-avion en particulier (prévu pour 2013), qui n'est pas une arme défensive. Kato Hideki, économiste et penseur influent du Japon contemporain (président de Tokyo Foundation), n'est pas loin de se réjouir de cette menace chinoise : "Les Japonais , dit-il, spontanément hédonistes, ne sortent jamais de leur complaisance que lorsqu'ils sont menacés". De fait, les Japonais et les Sud-Coréens, d’ordinaire complaisants envers la Chine, envisagent maintenant une stratégie de "containment", économique d'abord, militaire si nécessaire. Les entreprises japonaises regardent vers l'Inde et le Viêt-Nam, les Sud- Coréens de même. Une vaste alliance de zone d’échange et de démocratie, le Trans Pacific Partnership, pourrait réunir toutes les démocraties riveraines du Pacifique, moins la Chine qui n'est pas candidate : l'objectif est économique mais pas seulement. Les forces d'autodéfense du Japon, encore tournées vers une agression théorique de la Russie, réorientent leur stratégie vers le sud ouest du pays, au plus proche de la Chine : c'est là aussi que croise la septième flotte américaine. La défense japonaise manœuvre conjointement avec la marine australienne et, à terme, la réconciliation avec la Corée du Sud encerclerait la Chine. "Nul ne souhaite, me dit Yoichi Funabashi, le plus influent des éditorialistes au Japon, un conflit avec la Chine, mais il devient urgent d'imposer une limite à ne pas franchir pour tempérer les ambitions impériales du Parti chinois et de son client nord-coréen". Et contrairement aux illusions statistiques, la Chine reste une puissance faible : son nouveau rang de numéro deux est fondé sur le grand nombre mais ni sur la qualité de la vie, ni sur la capacité d'innovation : l'économie chinoise reste pour l'essentiel tributaire de la sous-traitance. Exemple : qui fabrique les smartphones, l'objet le plus vendu dans le monde ? Pour un I Phone 3G, les composants viennent pour 34% du Japon, 17% d'Allemagne, 13% de Corée du Sud, 6% des Etats-Unis et 3,6% de Chine. Toshiba est le fournisseur des composants les plus onéreux : la mémoire flash, le module d'affichage et l'écran tactile. Il reste aux entreprises chinoises l'assemblage. Ce qui rapporte le plus, la conception et la vente au détail, reste évidemment américain. En d'autres termes, il serait difficile de produire des smartphones sans les industries japonaises, et il en va ainsi dans la plupart des secteurs de pointe : sait-on que la cuve centrale des usines productrices d'énergie nucléaire est fabriquée au Japon, Japan Steel Works à Muroran détenant le monopole mondial de ces cuves sans soudures ? On pourrait multiplier les exemples : le savoir faire industriel, le premier budget de recherche au monde, peu de désindustrialisation, la passion pour la perfection et l'innovation font du Japon un point de passage incontournable, qu'il s'agisse de l'électronique, du nucléaire civil, de l'aviation, de la recherche spatiale. Ou de votre vélo : une entreprise japonaise détient le monopole mondial des dérailleurs. Ou de votre télévision: le film invisible qui protège votre écran HD est made in Japan, autre monopole mondial. Sans les fibres de carbone, dont Toray est le premier producteur mondial, pas de Boeing, pas d'Airbus et pas de fusée Ariane. Si le Japon tend à disparaître de nos écrans de perception, c'est que la Chine excite plus: mais au risque de passer à côté de l'essentiel, c'est-à-dire l'innovation, qui reste nippone et de plus en plus sud-coréenne. La relative invisibilité du Japon tient aussi au choix stratégique de ses industriels, plus intéressés par les composants, dont ils détiennent souvent le monopole mondial, quitte à laisser aux Coréens, voire aux Chinois, la distribution de l'électronique grand public. En termes stratégiques, économiques et militaires, ce choix rend le Japon incontournable. Il lui reste à prendre la tête, ou du moins à accepter un rôle pivot dans le futur partneship Pacifique : là, le bât blesse car la classe politique semble incapable de prendre la moindre décision, tandis que des factions d'une probité douteuse et sans vision se relaient au gouvernement. Mais l'industrie est solide, l'administration compétente, l'armée bien équipée. La presse joue aussi un rôle décisif : les cinq grands quotidiens japonais, observe Funabashi, soutiennent le Pacte Pacifique, TPP, un consensus sans précédent entre des médias de sensibilité toujours contradictoires. Il en conclut que les politiques suivront dès qu'une prochaine bourde chinoise ou nord-coréenne leur en donneront le prétexte. Au Japon, les éditorialistes pèsent plus lourd que les ministres : unanimes, ils ont donc choisi ce que l'on appelle "la troisième ouverture". La première eut lieu en 1857 avec l'incursion des vaisseaux américains qui ont ouvert le pays et conduit l'empereur Meiji à la révolution industrielle. La deuxième fut, après 1945, le choix forcé de la démocratie et de l'individualisme. La troisième ouverture devrait restaurer le dynamisme de l'économie par l'ouverture de secteurs encore protégés (agriculture, services, distribution), et permettre de recouvrer un rôle géostratégique en Asie, sans jamais sacrifier une qualité de vie et une civilisation qui, par contraste avec le reste de l'Asie, n'ont pas souffert, comme la Chine, de l'anéantissement d'une "révolution culturelle" ni de la colonisation infligée à la Corée. Troisième ouverture et Nouvel Edo (une renaissance culturelle comparable à l'âge d'or du 17e au 19e siècle) sont les deux mots clés du Japon qui s'éveille. Guy Sorman |