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3/2/11 Guy Sorman
     Le monde arabe peut-il choisir la démocratie ?

Lors de la révolution de juillet 1830, le jeune Rifaa de la ville de Tahta en haute Egypte (El Tahtawi) se trouvait à Paris : imam diplômé de la mosquée de El Azhar au Caire, il accompagnait une délégation de princes égyptiens chargés par leur Pacha, Mehemet Ali, d’étudier en France les sciences contemporaines et d’en faire profiter leur pays, au retour.

Les princes se dissiperont mais Rifaa apprendra vite le français et deviendra la coqueluche des salons de l’époque. Au cours des sept années que durera son séjour, il accumulera une gigantesque bibliothèque qu’il fera, par la suite, traduire en arabe. Sa mission achevée, il deviendra le principal conseiller du Pacha, créera des écoles pour filles, publiera les premiers journaux en langue arabe, introduira les sciences dans l’enseignement : Rifaa fut le fondateur de l’Egypte moderne, en un temps où son pays rayonnait sur l’ensemble du monde musulman.

Mais il est une réforme, une seule, que Rifaa ne parvint pas à faire endosser par le Pacha : l’adoption d’une Constitution politique. Rifaa avait été particulièrement frappé par la Révolution de 1830 : le roi Charles X était impopulaire, les Parisiens se révoltèrent, des canonnades firent bien quelques victimes, mais trois jours plus tard, Louis Philippe montait sur le trône dans l’acquiescement général, ses pouvoirs étant délimités par une nouvelle Constitution. Rifaa a raconté tout cela et d'autres souvenirs dans un petit livre intitulé « L'Or de Paris » (il y parle aussi des parisiennes, qu'il trouvait quelque peu dénudées et infidèles).

Rien ne paraissait plus utile à Rifaa que ce concept de Constitution : il permettait de changer de régime sans guerre civile, en minimisant les violences. Mais le Pacha d’Egypte, disposé à tout accepter de la science française, partisan de Rifaa dans ses controverses théologiques avec les clercs intégristes de Al Azhar (Rifaa jugeait en particulier que le Coran n’imposait ni de voiler les femmes, ni de les priver d’éducation, puisque par l'éducation, elles pourraient accéder au Coran), refusa que son pouvoir absolu soit limité par une Constitution. Hélas ! La face du monde arabe en aurait pu être changée. En notre temps, les Egyptiens les plus éclairés en sont conscients, puisque c'est un portrait (présumé) de Rifaa qui orne l'entrée de la nouvelle bibliothèque d'Alexandrie.

Il n’empêche qu’à la suite des réformes de Rifaa, l’Egypte devint un pays suffisamment moderne pour que, jusque dans les années 1950, son avenir et sa prospérité parurent assurés. Il en allait de même en Irak, en Syrie ou au Liban. La véritable tragédie du monde arabe ne tient donc pas du tout à l’islam ou l’on ne sait à quelle fatalité culturelle, mais à l’influence néfaste des idéologies contemporaines. Il revient à Nasser, à partir de 1956, d’avoir brisé l’économie égyptienne dès l’instant où il remplaça la bourgeoisie cosmopolite et entreprenante du Caire et d’Alexandrie, par le modèle soviétique : le reste du monde arabe suivit, expulsions et nationalisations, avec les résultats que l’on connaît.

Lorsque les Frères musulmans, une confrérie initialement plus portée sur l’entraide que la violence, tentèrent de s’opposer à lui, Nasser les décima, fit exécuter leurs chefs et les rejeta dans l'illégalité. Le même schéma se reproduisit en Algérie, où l’armée a imposé le socialisme (tempéré par la corruption) et a diabolisé les partis musulmans après que ceux-ci eurent le mauvais goût de gagner des élections municipales en 1991. C’est après l'annulation de ces élections par la dictature militaire (une forfaiture vivement approuvée à l'époque par François Mitterrand) et pas avant, que les islamistes s’engagèrent en Algérie dans une guerre civile inachevée.

Cette histoire du monde arabe, réduite à l’essentiel, il convient de l’avoir à l’esprit pour comprendre les soulèvements de Tunis ou du Caire. L’alliance contre nature des démocraties occidentales et des despotes arabes, contre le prétendu péril islamiste est une invention conjointe de ces despotes et de nos démocrates. Nicolas Sarkozy, reprenant à son compte la thèse sans raffinement de mots de Jacques Chirac, déclarait tout récemment qu’il fallait « choisir entre Ben Ali et les barbus ». Mais on aperçoit peu de barbus parmi les révoltés de Tunis ou du Caire : on envisagera que les "Enfants de Rifaa "(un terme souvent utilisé par les démocrates égyptiens pour renouer avec leur propre histoire) sont majoritaires, en tout cas dans la classe éduquée, celle qui conduit la révolte.

Rifaa avait donc raison : les Arabes sont parfaitement à même d’adopter une Constitution sans que celle-ci soit ni islamiste, ni tyrannique. Ajoutons à l'usage de ceux qui seraient tentés par l'amalgame, que la révolution iranienne de 1979 fut conduite par une cléricature chiite, une technocratie religieuse propre à l'Iran féodal et tout à fait inconnue dans les sociétés sunnites du Maghreb. Il reste donc aux Enfants de Rifaa à se constituer en parti ou mouvement social, ce qui, on le reconnaît, n'a jamais, jusqu'ici, été leur point fort.

Guy Sorman


 

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