Les écologistes préfèrent le pingouin à
l’homme !
Le Chili, depuis trente ans, est le modèle économique qui inspire l’Amérique
latine : une croissance ininterrompue et une remarquable continuité
stratégique sous la présidence successive d’un général, d’un
démocrate-chrétien, de socialistes et maintenant de Sebastian Pinera qui se
réclame de la droite moderne. Un franc capitalisme, la priorité aux
exportations et un filet social rare dans cette partie du monde constituent
la recette qui a inspiré Lula au Brésil, Garcia au Pérou, Uribe en Colombie.
Mais la nature n’a jamais été généreuse envers le Chili : il a dû surmonter
cette année un tremblement de terre spectaculaire et sauver ses mineurs de
cuivre sous les regards du monde entier. Reste le plus dur : les pingouins.
Sous la pression de mouvements écologiques, Sebastian Pinera a renoncé à
construire une centrale électrique à Barrancones, dans le Nord du pays :
l’usine aurait menacé une espèce rare de pingouins (dits de Humboldt)
protégés par les règles de la biodiversité. Sans doute, Pinera pensait-il
séduire les écologistes a priori hostiles à un président de droite et qui
fut, avant d’être élu, un entrepreneur capitaliste.
Mauvais calcul : les écologistes, légitimés par ce premier succès,
concentrent le tir sur un autre projet singulièrement plus important, le
complexe hydroélectrique de Aysen dans le sud de la Patagonie. Ce barrage
est indispensable à l’économie chilienne : dénué de pétrole, de gaz et de
charbon, le pays doit tout importer pour faire tourner des usines
géothermiques. Le nucléaire a ses partisans mais fait hésiter dans cette
région exposée aux séismes. Les écologistes font campagne pour les
éoliennes, les microbarrages au fil de l’eau et l’énergie solaire :
l’ensemble ne constituerait qu’un appoint négligeable et coûteux alors que
l’électricité coûte ici déjà deux fois plus cher qu’en Amérique du Nord.
Si la capacité de production d’électricité du Chili n’était pas doublée
dans les dix ans qui viennent, il est certain que le pays ne maintiendrait
pas son objectif de croissance de 6% par an. Les victimes en seraient les
plus pauvres, dans une société inégalitaire où les classes moyennes restent
une minorité. Peu importe aux écologistes ! Ils soutiennent avant tout les
pingouins de Patagonie, la nature « inviolée depuis l’aube des temps » et
les « coutumes éternelles » de la population locale. Autant de mythes : la
Patagonie a toujours été cultivée par les Européens, la population concernée
par les barrages est de cinq mille personnes et n’est vaguement indienne que
par métissage, les pingouins vivent à mille kilomètres plus au sud. Les lacs
que formerait le barrage ne couvrirait que 600 hectares, une goutte d’eau si
l’on peut dire à l’échelle de la Patagonie. D’où un second argument avancé
par les écologistes : la production d’électricité se ferait au sud, tandis
que la population chilienne à desservir vit deux mille kilomètres plus au
Nord. Une ligne à haute tension “défigurerait” donc la Cordillère des Andes
: “une cicatrice irréversible”, lit-on sur les panneaux publicitaires
affichés par les ONG écologistes dans Santiago.
Par-delà ces arguments entendus ailleurs, en particulier au Québec, il faut
s’interroger sur les acteurs en cause. L’entreprise hydroélectrique d’Aysen
est une cible idéale : elle est privée, capitaliste, déjà dominante au
Chili, associée à des capitaux étrangers, espagnols et italiens. Les
dirigeants de cette entreprise, considérant que leur projet est
techniquement parfait, n’ont jusqu’ici pas éprouvé le besoin d’informer le
grand public : ils s’en sont tenus au respect des règles en vigueur qui
obligent en particulier à des études d’impact locales. S’adresser aux
médias, à l’opinion, Hidroaysen n’y avait pas pensé.
Les ONG actives au Chili sont plus mystérieuses : leurs militants
viennent le plus souvent des Etats-Unis et d’Italie. Le principal financier
est un entrepreneur américain (Douglas Tompkins, fondateur de Esprit et
North Face, des fringues un peu écolo ) qui, fortune faite, a choisi de se
retirer en Patagonie où il a acquis plusieurs centaines ( au moins 400 ) de
milliers d’hectares. Tompkins ne cache pas qu’il préfère les pingouins à
l’humanité et que la planète lui semble surpeuplée : un milliard au lieu de
six lui paraîtrait la bonne dimension pour un “développement durable”.
Sebastian Pinera, pas plus que la communauté d’affaires au Chili, ne
semblaient jusqu’ici, avoir saisi qu’ils étaient confrontés à une opposition
qui ne défend pas les pingouins et les Indiens mais les prend en otages. Ces
ONG sont au choix, des anticapitalistes passés du rouge au vert parce que le
socialisme n’est plus vendable, ou les adeptes d’un nouveau culte de la
nature : dans les deux cas, toute discussion rationnelle est exclue.
Comme Pinera vient de créer un ministère de l’Environnement, j’ai suggéré à
la ministre, Maria Ignacia Benitez, très attachée à la biodiversité,
d’inclure l’humanité parmi les espèces menacées, et pas seulement les
pingouins. J’ai aussi suggéré au président de se rallier à un principe
édicté par mon économiste préféré, le Mahatma Gandhi : quand on lui
proposait un projet de développement, il demandait toujours en quoi celui-ci
améliorerait ou non l’existence de la plus pauvre des femmes indiennes ?
Pinera m’a assuré qu’il consulterait la plus pauvre des Chiliennes : sans
aucun doute, elle préférera l’avenir de ses enfants à celui des pingouins.
Guy Sorman
|