Les termites attaquent la SNCF !
L'offensive ferroviaire des termites survenait au pire moment : celui des
départs en vacances. La vie du pays était suspendue deux mois durant par une
sorte de trêve de Dieu. Il était admis qu'aucun problème ne pouvait trouver
de solution, aucune décision irrévocable être prise pendant cette période.
L'attention des citoyens était en effet tout entière requise par le choix
des dates de leurs déplacements, et des moyens utilisés à cette fin. Ils
n'attachaient que peu d'importance à leur villégiature elle-même, qui le
plus souvent était banale et chargée d'ennui pour la plupart, mais la
manière d'en gagner le lieu les passionnait et faisait l'objet de débats
enflammés entre les tenants des divers modes de transport, entre les adeptes
des heures traditionnelles et ceux qui prônaient les départs à l'aube ou les
routes de nuit.
Pour le moment,
seule la ligne ferroviaire de l'ouest était coupée, mais nul ne doutait que
d'autres destinations cardinales ne fussent bientôt touchées. La compagnie
avait très vite avoué son impuissance. Les termites avançaient plus
rapidement que les équipes chargées de remplacer les traverses. Pire même :
les insectes n'hésitaient pas à revenir sur les lieux de leurs premiers
méfaits et attaquaient les parties remplacées avec une fureur qu'on eût dite
décuplée par la volonté d'ôter tout espoir à l'adversaire.
Des équipes de la
compagnie circulaient à pied le long des voies encore indemnes, guettant le
moindre signe d'envahissement des traverses, mais cette garde avait quelque
chose de désespérant car on savait bien que les pièces attaquées
paraîtraient indemnes au regard jusqu'au moment où, brusquement, elles
seraient réduites en poussière.
Même les sondages
faits au hasard ne rassuraient pas quand ils étaient négatifs, car les
termites avançaient avec une vitesse foudroyante.
Certains repensaient à la situation qu'avait vécu le pays quand les blindés
germains, bien des décennies auparavant, s'étaient soudain rués à l'assaut,
perçant toutes les lignes de défense, prenant les défenseurs de vitesse. «
Chez nous, disaient-ils, on est toujours surpris. On se prépare sérieusement
à la guerre, mais c'est à celle d'avant ».
Le propos
n'était pas original, mais il ne manquait pas de force. Car on ne pouvait
employer d'autre terme que celui de guerre pour qualifier l'invasion du pays
par les termites. Et cette guerre, à l'évidence, était d'un type nouveau.
L'adversaire était-il celui qui agissait ou quelque puissance dont il
s'était fait l'instrument ? On l'ignorait. De plus on n'avait nullement
prévu les moyens de défense contre ce type d'agression. Tout avait changé
d'échelle. Le termite, depuis des siècles, était un hôte connu de nos
demeures. Il faisait en, quelque sorte partie de la collectivité nationale.
Lorsque sa concentration en un endroit menaçait de rompre l'équilibre, soit
on le combattait par des moyens chimiques qui avaient une efficacité
certaine à condition d'être utilisés en quantité suffisante, et pendant le
temps qu'il fallait, soit on leur abandonnait les lieux.
On n'avait jamais imaginé que ces communautés somme toute paisibles pussent
soudain être prises de frénésie et se lancer à la conquête du pays. On
n'avait donc pas pris la précaution d'accumuler en des lieux sûrs et bien
répartis des stocks d'armes chimiques destinées à les combattre. Et quand
bien même les aurait-on eues, notre victoire n'eût pas été assurée, car les
spécialistes aptes à manier ces armes étaient trop peu nombreux pour se
porter sur tous les fronts d'une offensive généralisée. Pour répondre à un
défi de cette ampleur, il aurait fallu une mobilisation totale et
permanente. Ce qui supposait d'une part que, bien à l'avance, on eût défini
la menace et évalué les forces adverses, et d'autre part suscité dans le
pays un sursaut civique et patriotique. On n'avait fait ni l'un ni l'autre,
et c'était trop tard. Force était de s'en remettre à la providence, qui
jusqu’'alors n'avait pas ménagé ses faveurs au pays, mais dont il avait
peut-être, à force de veulerie et d'impéritie, épuisé les derniers élans de
bienveillance.
Claude Reichman
« La révolution des termites » (1990).
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