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6/7/09 Jean-Michel Aphatie
            Alerte à la banqueroute !

« Dette vertigineuse, déficits publics abyssaux, chômage record 2009... La vérité sur l’état de la France. »

Cette une de Marianne est un événement car elle révèle un tournant idéologique dans la vie de l’hebdomadaire. Jusqu’ici, toute personne, tout journaliste, qui mettait l’accent sur la dette et les déficits était accusé, dans l’ordre ou dans le désordre:
1/ de ne rien connaître à la marche de l’économie,
2/ de ne rien comprendre au fonctionnement des Etats qu’il ne faut surtout pas comparer à celui des ménages,
3/ d’être de droite, parce que parler de la dette et des déficits, c’est de droite, et pas de gauche.

Ce troisième argument m’a toujours paru le plus saugrenu et le plus cocasse. Etre de gauche dispenserait-il de se soucier de l’état des finances publiques, donc des moyens disponibles pour mener l’action publique ? C’est avoir une bien piètre idée de la gauche que de juger ces préoccupations-là de droite.

Enfin brèfle, voilà que Marianne opère un virage sur l’aile, droite donc, et s’inquiète à son tour de la « dette vertigineuse » et des « déficits abyssaux ». Un seul mot : bienvenue au club camarades, y a du boulot.

Quand même, quelques questions. Pourquoi donc ce changement radical de ligne idéologique de l’hebdo anti-pensée unique ? Et quelles conséquences ceci emporte-t-il pour le journal ?

La lecture de Marianne apporte des réponses, et notamment le papier central, rédigé par Laurence Dequay et Hervé Nathan. Le choc, la prise de conscience des journalistes de l’hebdomadaire, sont consécutifs à la lecture du « rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques » présenté la semaine dernière par la Cour des comptes. Un rapport, il est vrai, d’avant apocalypse. « La situation inquiétante des finances publiques », lit-on en guise de titre de la première partie. « Une dégradation quasi générale pour toutes les catégories d’administration », voilà pour l’intitulé du second chapitre. « Déséquilibres massifs à l’horizon de 2012 », c’est le chapitre 4. « Les risques liés à une dérive incontrôlée de la dette », avertissement du chapitre 5. Une tonalité qui titille tout à coup la conscience des journalistes de Marianne, d’autant plus sensible à l’analyse de la Cour des comptes qu’elle se trouve présidée aujourd’hui par un certain Philippe Séguin. Voici ce qu’en écrivent, page 16, Laurence Dequay et Hervé Nathan:

« Philippe Séguin qui, en 1992, avait refusé le carcan budgétaire du traité de Maastricht, le pourfendeur du « Munich social » en 1993, n’a jamais été un militant de « l’équilibre absolu des finances publiques » et ne peut être confondu avec Jean-Claude Trichet, le très idéologue président de la Banque centrale européenne (BCE), ou feu Antoine Pinay, le ministre de l’Economie star sous la IVe République. Donc, si Séguin crie si fort, c’est qu’il y a un problème. »

En résumé, si Philippe Séguin l’écrit, c’est que c’est vrai. Il faut noter, sans esprit polémique, mais quand même un peu, l’enfantillage de l’argument. Jean-Claude Trichet répète depuis des années ce que Philippe Séguin et la Cour des comptes écrivent aujourd’hui. Hier, c’était insupportable. Aujourd’hui, c’est lumineux. Inutile de commenter. Mieux vaut rappeler.

C’est Jean-Pierre Chevènement qui utilisait naguère l’aimable expression de « gnomes de Francfort » pour désigner les membres de la BCE. Nicolas Sarkozy, lui, à l’automne 2006, préférait parler des « autistes » de Francfort. Les voilà donc rejoints, ces « gnomes » et ces « autistes », par Philippe Séguin, et donc par Marianne. Drôle de front contre la dette. Mais pour ce combat, c’est comme dans le cochon, tout est bon.

Au passage, ce rapport de la Cour des comptes, il faut le lire, complètement, entièrement, absolument. Il démontre, dans un jargon administratif qui exclut son classement dans la liste des best-sellers, que la France est de tous les pays européens, à l’exception de l’Italie sur certains critères, le pays qui est le plus en danger car ces déficits, pour une large part, tiennent aux structures et non à la crise, sont donc anciens et très difficiles à corriger. Leur accumulation pourrait même, écrivent les magistrats de la Cour des comptes à la page 99, dégrader à ce point la situation financière du pays, qu’ « un risque pèserait sur la signature de l’Etat ».

C’est, à ma connaissance, la première fois qu’une institution jouissant d’une telle autorité formule ce type de pronostic, « un risque sur la signature de l’Etat ». Ceci n’est rien d’autre qu’une alerte sur la possibilité d’une banqueroute ou d’une crise monétaire extrêmement grave. Cette seule évocation devrait valoir débat. Des esprits courageux devraient élever la voix, à l’Assemblée nationale, pourquoi pas au gouvernement, pour demander des éclaircissements, des comptes, un peu de lucidité enfin. Or, rien ne vient, aucun débat, aucune question.

Pour dire les choses simplement, le sentiment domine d’un « je m’en foutisme » général, même si dans la coulisse, plus d’un responsable doit être glacé de peur devant la dérive et la perte de contrôle des finances publiques. Celles-ci enregistreront en 2009, et encore en 2010, des déficits records et colossaux de 150 milliards d’euros par an, soit 300 milliards d’euros en deux ans d’endettement supplémentaire. Du jamais vu depuis des décennies. Ajoutons ceci : selon le journal économique La Tribune de mardi dernier, l’Etat français a emprunté chaque jour, sur les marchés financiers, durant le premier trimestre de cette année, l’équivalent d’un milliard d’euros. Des chiffres effrayants qui méritent autre chose que le silence.

C’est dans ce contexte qu’il faut apprécier la perspective d’un emprunt censé financer « les dépenses d’avenir ». Cet emprunt est une idée dangereuse, vendue avec habileté, qui permet au gouvernement de laisser croire qu’il prépare l’avenir alors même qu’il s’avère incapable de financer le présent. Il faut lire, là encore, le rapport de la Cour des comptes qui, page 13, souligne, dans son jargon, cette vérité effrayante : « En France, le financement des charges d’intérêts de la dette publique, et même au delà, est entièrement assuré par un endettement supplémentaire. » Autrement dit, le niveau de la dette est tel que nous empruntons pour payer les intérêts d’emprunts précédents. Autrement dit, continuer à augmenter le niveau des emprunts peut se révéler une des plus mauvaises décisions politiques prises dans l’histoire de ce grand et vieux pays par ses dirigeants.

Il n’est pas inutile d’avoir ces idées en tête pour apprécier à sa juste valeur le papier publié en page 19 de Marianne, cette semaine, sous la signature de Laurent Neumann, le directeur de la rédaction. Son titre : « Grand emprunt Sarkozy : oui, mais pas à n’importe quelles conditions. » L’argument principal de l’auteur de l’article est exposé en une phrase : « Au fond, quand il y aune guerre ou une catastrophe nationale, il est logique de faire appel à l’effort national. »

Cette fausse logique semble indiquer que le directeur de la rédaction de l’hebdomadaire a mal lu, ou peut-être pas lu, le rapport de la Cour des comptes qui a pourtant motivé le changement de ligne de son journal. S’il l’avait lu, en effet, il ne conclurait pas à la pertinence de l’emprunt. De l’art d’ignorer page 19 ce qui est écrit page 16. Du coup, Laurent Neumann expose en toute bonne foi les conditions nécessaires, selon lui, pour que Marianne apporte son soutien à cet emprunt.

Premier impératif: son montant : « Si cet emprunt doit être limité en valeur, écrit-il, c’est (...) non, car il aura le même impact que le premier plan de relance, c’est-à-dire quasiment nul. A 70, 80 ou 100 milliards d’euros, il a un sens. »

Un emprunt de 100 milliards d’euros ? Pourquoi pas 200 ? 300 ? Il est très net que depuis le début de la crise, en septembre dernier, nous avons tous perdu le sens de la mesure et de la réalité, celui du possible et du juste. Rajouter 100 milliards d’euros de dettes d’un coup, alors même que le déficit budgétaire pour 2009 et 2010 sera d’au moins 300 milliards d’euros, pourrait provoquer une crise de confiance de la part des prêteurs sur les marchés financiers. Celle-ci pourrait se traduire, au mieux, par un relèvement du taux d’emprunt, ce qui nous asphyxierait, au pire par un refus de couverture de certaines demandes du Trésor, ce qui pourrait nous précipiter dans une crise financière d’une extrême gravité. On mesure dès lors que poser comme condition du soutien à l’emprunt un montant aussi vertigineux que ces 100 milliards d’euros témoigne d’une connaissance très imparfaite de la maladie des finances publiques françaises.

Il est une autre condition, posée par Marianne, pour soutenir ce mirobolant emprunt : qu’il soit « justement réparti » pour ne pas se « transformer en un cadeau supplémentaire aux rentiers ». Et donc, pour atteindre ce but, qu’il soit « obligatoire ».

Alors là, tout fout le camp. Naguère, Marianne défendait le droit de dire « oui » ou « non », par exemple, pour parler de faits récents, lors du référendum sur le traité constitutionnel. Que n’a-t-on pas lu dans les pages de l’hebdo sur le « conformisme des élites », soi-disant toutes pour le « oui », incapables d’écouter le peuple, et imprégnées de si peu d’esprit démocratique qu’une seule réponse paraissait envisageable et admissible. C’est sur ce thème que Jean-François Kahn a commis ses plus belles envolées, c’est sur ces positions que l’hebdomadaire a bâti son identité.

Survient l’emprunt, et nous en sommes tout d’un coup au caporalisme, à la mobilisation nationale, Verdun, l’appel de Londres, la patrie en danger. Tu n’as plus le choix citoyen, aboule le fric, allonge l’artiche, et vive la France !

Il a déjà été dit ici que le caractère obligatoire de l’emprunt s’apparenterait à du racket. Si le gouvernement décrète l’urgence nationale et le péril républicain, alors qu’il impose les citoyens, qu’il passe par l’impôt, que la mobilisation relève de l’exercice de la souveraineté. Mais l’emprunt, lui, ne peut relever que du libre consentement. Dans son mécanisme même, il reflète la confiance, voire parfois la croyance. Le geste ne peut pas être contraint, ni la décision forcée. On ne dit pas : « Prêtez-nous, c’est un ordre ». On dit : « Prêtez-nous, s’il vous plaît. »

Que l’hebdomadaire Marianne, au regard de son histoire intellectuelle, et au vu des innombrables leçons qu’il dispense depuis des années au journalisme français, perdu selon lui dans le service des puissants, ait pu ainsi rompre avec ces principes élémentaires, en dit long sur l’affolement que produit la situation dans les esprits.

En résumé et en conclusion, ceci pour l’hebdomadaire : bravo pour le chemin parcouru et le virage pris dans la lutte contre les déficits ; mais n’en faites pas trop non plus car le zèle des convertis détourne davantage du but qu’il n’en rapproche.
 

Jean-Michel Aphatie

 

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