Le jour où les prêteurs ne voudront
plus prêter à la France
Cette dépêche, 8h03, Reuters : « Toyota envisage de réduire ses
investissements de 40 % ». La voilà, la vraie crise, durable, profonde.
L’économie mondiale ralentit, elle ralentit fort et vite. Les différents
plans de soutien à l’activité économique sont bienvenus et salutaires, mais
ils risquent d’être peu efficaces pour cette seule raison que l’industrie
mondiale perd ses débouchés et doit redimensionner son immense carcasse au
pouvoir d’achat qui fond des consommateurs des biens qu’elle produit.
Pendant les dix ou quinze dernières années, aux USA notamment, la capacité
d’achat des consommateurs était artificiellement entretenue par un crédit
surabondant, lui même fruit de l’argent pas cher initié par la politique
laxiste des taux d’intérêts définie par la banque fédérale américaine
dirigée par Alan Greenspan. Reprenez les déclarations des responsables
politiques français, de Nicolas Sarkozy à Jean-Pierre Chevènement, en
passant par tout un tas de personnalités aujourd’hui ministres ou rêvant de
l’être. Alan Greenspan était un génie et Jean-Claude Trichet, président de
la BCE, un crétin, pour notre malheur à nous, Européens. Ce genre de
recherche et de rafraîchissement de la mémoire peut permettre de répondre à
la question: sommes-nous bien gouvernés ?
Bien sûr, parler et reparler de la dette est lassant, alors même que les
esprits sont fixés sur les effets miraculeux de la miraculeuse relance
décidée par le pouvoir politique dont les caisses, il le dit lui-même, sont
vides.
Dire que le capitalisme est fondé sur la notion de dette est sans doute
excessif. Mais il est vrai que la dette n’est pas étrangère au capitalisme
car sans elle, il n’y aurait pas d’accumulation de capital productif, ni
d’équipement des ménages en biens onéreux. Toutefois, qui dit dette dit
prêteur. Normalement, un prêteur prête en évaluant la capacité de
remboursement de celui à qui il prête. C’est d’ailleurs ce point de vue
simplissime que le capitalisme américain a perdu de vue ces quinze dernières
années et que nous payons tous très cher aujourd’hui car le propre du prêt,
c’est que d’une manière ou d’une autre, il faut le rembourser, toujours,
partout et tout le temps.
Forts de ce principe, parlons donc maintenant de l’Etat français, puisque
c’est le nôtre et que l’argent qui lui donne vie et permet son action est le
nôtre, donc nous pouvons en parler avec légitimité. Cet Etat s’endette sans
discontinuer depuis trente ans. Depuis trente ans, que la croissance soit là
ou pas, il s’endette chaque année davantage. Au bout du temps, la dette est
une montagne dont le remboursement coûte cher. Il y a dix ans, les intérêts
de la dette, ne parlons pas du capital mais des seuls intérêts, c’est-à-dire
la rémunération du prêt aux prêteurs, équivalait à peu près à la moitié de
ce que rapportait l’impôt sur le revenu. L’année dernière, c’est la totalité
du produit de l’impôt sur le revenu qui a été nécessaire pour honorer les
seuls intérêts des emprunts. Les spécialistes disent qu’en 2010, face à
l’aggravation de l’impasse budgétaire programmée avec le plan de relance à
crédit, c’est davantage que l’impôt sur le revenu qu’il faudra consacrer, en
France, pour le seul remboursement des intérêts des emprunts.
En soi, cela me paraît douloureux, et injuste. L’impôt sur le revenu a un
sens s’il permet l’équipement du pays en biens collectifs, ou bien s’il
finance des systèmes de solidarité à l’intérieur de la communauté nationale,
ou présente sur le territoire. Mais que la totalité de cet impôt puisé dans
le travail de chacun, et bientôt donc davantage que cet impôt, soit utilisé
pour honorer l’usure des prêts consentis par des prêteurs me paraît
inadéquat, inadmissible, voire même révoltant.
Convenons que la révolte individuelle n’a pas grand sens. Alors plaçons-nous
du côté des prêteurs. Prêter, c’est leur métier. Ils prêteront donc aux
Etats tant que ceux-ci leur paraîtront en capacité de rembourser. Seulement,
la montagne s’élevant et les ratios se dégradant, celui du niveau des
intérêts à rembourser en étant un parmi d’autres, les prêteurs peuvent un
jour rechigner.
On nous dit, parce que la propagande ne cesse jamais, qu’aujourd’hui les
obligations d’Etat permettant de financer les emprunts s’arrachent comme des
petits pains frais du matin. C’est très certainement vrai. Mais cela
durera-t-il ? Les marchés, versatiles, se retourneront un jour si l’Etat
emprunteur ne produit aucun effort pour emprunter moins mais se débrouille
pour emprunter chaque année plus. Il suffira d’un froncement de sourcils de
ces marchés, d’une campagne obligataire difficile pour que tout à coup la
confiance, cette chose ténue qui est l’essence même des échanges, donc si
l’on veut du capitalisme, se dissolve.
Alors, les risques sont incalculables, les conséquences aussi, tout comme
les chemins de la crise, potentiellement aussi nombreux qu’imprévisibles.
Par exemple, si les prêteurs ont la peur, justifiée ou pas - être rationnel
n’est pas obligatoire dans ces affaires - de ne plus retrouver ne serait-ce
qu’une part de leur argent, alors la monnaie qui représente cet Etat peut
trinquer, la spéculation peut se déchaîner, la crise financière menacer,
entraînant d’autres pays dans la tourmente, puisque l’euro est une
construction solidaire à laquelle, pourtant, nous sommes si peu fidèles.
De quelles ressources dispose un Etat ainsi fragilisé et malmené ? Faibles.
Il peut en appeler, c’est une hypothèse, une possibilité, au FMI pour
juguler la crise de confiance, l’aider à réorganiser sa montagne, à réguler
différemment sa dépense, à organiser autrement ses recettes, et alors là,
bonjour le serrage de vis, la rigueur rigoureuse, les pleurs et les larmes.
Au passage, ce serait farce de voir le FMI, dirigé par un Français, se
pencher sur l’état de son Etat.
Bien sûr, plusieurs lecteurs doivent écarquiller les yeux. Le FMI, en
France, allons bon, c’est n’importe quoi. Le FMI, c’est pour les sauvages,
les pas civilisés, mais pas pour nous, la France. Vivons donc sur nos
illusions. C’est là notre dernière vraie richesse, même si elle nous
aveugle.
Jean-Michel Aphatie
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