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Au rendez-vous de la grandeur, Alain Juppé était absent

7/2/04 Claude Reichman
Treize millions de Français ont suivi en direct la prestation d'Alain Juppé au journal de 20 heures de TF1, le 3 février dernier. Qu'attendaient-ils de l'ancien premier ministre, actuel président de l'UMP et candidat à la magistrature suprême de la France ? Qu'il se montre digne de la grandeur de son pays et des fonctions qu'il aspire à exercer. Qu'ont-ils vu ? Un homme meurtri certes, mais surtout par l'atteinte portée par le jugement de Nanterre à l'idée qu'il se fait de lui-même, mettant en exergue ses diplômes difficilement conquis et expliquant que, finalement, son ascension sociale ne pouvait être sacrifiée sans qu'il tentât de mieux se justifier en appel. Imagine-t-on le général de Gaulle balançant à Bordeaux, le 17 juin 1940, entre ses deux étoiles de général de brigade récemment décernées à titre temporaire et le risque qu'il courait de les perdre en se lançant dans l'aventure de la France libre ? Devant les Français, Juppé passait ce soir-là son examen d'homme d'Etat. Il y a été définitivement recalé.

Nul n'obligeait le maire de Bordeaux à déclarer, avant son jugement, que s'il était condamné à une peine infamante il quitterait la politique. Mais à partir du moment où il avait de lui-même fixé l'enjeu, il devait dans l'heure annoncer sa démission de tous ses mandats, laissant le temps faire son œuvre et, qui sait, lui redonner un jour la faveur du peuple qu'aurait peut-être impressionné une attitude aussi digne. Au lieu de cela, on a assisté à une grotesque palinodie qui a si bien défrisé les Français qu'ils furent aussitôt une large majorité à souhaiter que M. Juppé quittât la politique. De l'art de tout perdre quand on pouvait tout gagner !

Faut-il s'en étonner ? A vrai dire, non. M. Juppé n'est et n'a jamais été qu'un bon élève. Comme tous ses collègues énarques, qui ont si bien su passer des diplômes qu'ils se sont crus capables de diriger la France. Ces jeunes gens ont été nourris et élevés par l'Etat dès leur entrée à l'Ecole d'administration et n'ont jamais connu les difficultés et l'angoisse de gagner sa vie dans un univers de concurrence. Les fins de mois malaisées, le chômage, la vie de famille dramatiquement perturbée, l'âge qui vous fait craindre d'être licencié, la retraite sur qui pèsent de lourdes menaces, ils ne savent rien de tout cela. Il n'est pas surprenant dès lors qu'ils sèment le malheur sous leurs pas, sans jamais comprendre que c'est à des hommes et des femmes qu'ils infligent des souffrances et non à un tableau de statistiques qu'ils font subir quelques ratures.

Les fondements du pouvoir sont gravement ébranlés

M. Juppé était et restera, quoi qu'il arrive, le technocrate-étalon. Son ascension et sa chute sont emblématiques. C'est parce que les Français savaient fort bien qu'à travers le destin d'Alain Juppé se jouait celui d'un mode de gouvernement et d'une caste arrogante et dominatrice qu'ils se sont passionnés pour son jugement. Les voilà maintenant fixés : la technocratie a perdu la partie et il va falloir donner de nouveaux dirigeants au pays. Il s'est agi, pendant ces quelques jours d'hiver, d'une sorte de révolution sèche. Mais elle ne suffira pas à remettre la France sur la bonne voie. On va resserrer les rangs dans les milieux du pouvoir, et l'on s'accrochera au rocher comme un arapède. Il faudra des mains puissantes pour faire lâcher prise à ces tenaces mollusques. Mais le sort en est jeté : ils ne tiendront plus longtemps. Tout simplement parce que le système qu'ils ont construit s'effondre par larges pans. D'ailleurs imagine-t-on un procès comme celui qui vient de se dérouler à Nanterre et un tel verdict si les choses allaient à peu près bien dans le pays ?

Le propre de toutes les périodes prérévolutionnaires, c'est l'égarement des esprits chez les hommes du pouvoir. En France, en ce moment, ils ne se rendent même plus compte de ce qu'ils disent. N'a-t-on pas entendu, à Marseille, au lendemain du verdict de Nanterre, le président de la République décerner à Alain Juppé un brevet d'honnêteté alors que c'était celle du chef de l'Etat lui-même qui venait d'être gravement mise en cause par les attendus du jugement ? N'a-t-on pas vu des politiciens en larmes s'apitoyer sur le sort cruel fait " au meilleur d'entre eux ", quand ils n'ont pas de mots assez sévères pour condamner et réprimer les plus légères déviances des citoyens ordinaires ? N'a-t-on pas vu un premier ministre parler d'un " jugement provisoire ", comme s'il s'agissait de chasser d'un revers de main un insecte déplaisant ? Ils sont vraiment inconscients de l'image qu'ils offrent aux Français. Comment ceux-ci ne seraient-ils pas amenés à penser qu'une telle coterie ne mérite rien d'autre que d'être chassée du pouvoir ?

Les commentateurs politiques ont raison, à propos de cette affaire, de parler de séisme. Non pas à cause du destin personnel de M. Juppé, ni même des conséquences de son effacement programmé de la vie politique sur les équilibres internes de la majorité et sur l'exposition judiciaire du chef de l'Etat, mais parce que les fondements du pouvoir sont gravement ébranlés et qu'une nouvelle secousse a désormais toutes chances de le faire s'effondrer. Comme la tectonique des plaques, les mouvements de l'histoire ont des conséquences inéluctables. L'auteur dramatique James Saunders qui vient de mourir avait intitulé une de ses pièces " La prochaine fois je vous le chanterai ". Après tout pourquoi pas ? En musique ce sera plus gai.

Claude Reichman


 

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