Cessez de casser les vitres pour faire
circuler l’argent !
Dans la sphère économique, un acte, une habitude, une institution, une
loi n'engendrent pas seulement un effet, mais une série d'effets. De ces
effets, le premier seul est immédiat; il se manifeste simultanément avec sa
cause, on le voit. Les autres ne se déroulent que successivement, on ne les
voit pas; heureux si on les prévoit.
Entre un mauvais et un bon économiste, voici toute la différence : l'un
s'en tient à l'effet visible; l'autre tient compte et de l'effet qu'on voit
et de ceux qu'il faut prévoir.
Mais cette différence est énorme, car il arrive presque toujours que,
lorsque la conséquence immédiate est favorable les conséquences ultérieures
sont funestes, et vice versa. D'où il suit que le mauvais économiste
poursuit un petit bien actuel qui sera suivi d'un grand mal à venir, tandis
que le vrai économiste poursuit un grand bien à venir, au risque d'un petit
mal actuel.
Du reste, il en est ainsi en hygiène, en morale. Souvent plus le premier
fruit d'une habitude est doux, plus les autres sont amers. Témoin: la
débauche, la paresse, la prodigalité. Lors donc qu'un homme, frappé de
l'effet qu'on voit, n'a pas encore appris à discerner ceux qu'on ne voit
pas, il s'abandonne à des habitudes funestes, non seulement par penchant,
mais par calcul.
Ceci explique l'évolution fatalement douloureuse de l'humanité.
L’ignorance entoure son berceau; donc elle se détermine dans ses actes par
leurs premières conséquences, les seules, à son origine, qu'elle puisse
voir. Ce n'est qu'à la longue qu'elle apprend à tenir compte des autres.
Deux maîtres, bien divers, lui enseignent cette leçon: l'expérience et la
prévoyance. L’expérience régente efficacement mais brutalement. Elle nous
instruit de tous les effets d'un acte en nous les faisant ressentir, et nous
ne pouvons manquer de finir par savoir que le feu brûle, à force de nous
brûler. À ce rude docteur, j'en voudrais, autant que possible, substituer un
plus doux : la prévoyance. C'est pourquoi je rechercherai les conséquences
de quelques phénomènes économiques, opposant à celles qu'on voit celles
qu'on ne voit pas.
La vitre cassée
Avez vous jamais été témoin de la fureur du bon bourgeois Jacques
Bonhomme, quand son fils terrible est parvenu à casser un carreau de vitre ?
Si vous avez assisté à ce spectacle, à coup sûr vous aurez aussi constaté
que tous les assistants, fussent ils trente, semblent s'être donné le mot
pour offrir au propriétaire infortuné cette consolation uniforme : « À
quelque chose malheur est bon. De tels accidents font aller l'industrie. Il
faut que tout le monde vive. Que deviendraient les vitriers, si l'on ne
cassait jamais de vitres ? »
Or, il y a dans cette formule de condoléance toute une théorie, qu'il est
bon de surprendre flagrante delicto, dans ce cas très simple, attendu que
c'est exactement la même que celle qui, par malheur, régit la plupart de nos
institutions économiques.
À supposer qu'il faille dépenser six francs pour réparer le dommage, si
l'on veut dire que l'accident fait arriver six francs à l'industrie
vitrière, qu'il encourage dans la mesure de six francs la susdite industrie,
je l'accorde, je ne conteste en aucune façon, on raisonne juste. Le vitrier
va venir, il fera besogne, touchera six francs, se frottera les mains et
bénira de son coeur l'enfant terrible. C'est ce qu'on voit.
Mais si, par voie de déduction, on arrive à conclure, comme on le fait
trop souvent, qu'il est bon qu'on casse les vitres, que cela fait circuler
l'argent, qu'il en résulte un encouragement pour l'industrie en général, je
suis obligé de m'écrier: halte là ! Votre théorie s'arrête à ce qu'on voit,
ne tient pas compte de ce qu'on ne voit pas.
On ne voit pas que, puisque notre bourgeois a dépensé six francs à une
chose, il ne pourra plus les dépenser à une autre. On ne voit pas que s'il
n'eût pas eu de vitre à remplacer, il eût remplacé, par exemple, ses
souliers éculés ou mis un livre de plus dans sa bibliothèque. Bref, il
aurait fait de ces six francs un emploi quelconque qu'il ne fera pas.
Faisons donc le compte de l'industrie en général.
La vitre étant cassée, l'industrie vitrière est encouragée dans la mesure
de six francs ; c'est ce qu'on voit. Si la vitre n'eût pas été cassée,
l'industrie cordonnière (ou toute autre) eût été encouragée dans la mesure
de six francs ; c'est ce qu'on ne voit pas.
Et si l'on prenait en considération ce qu'on ne voit pas parce que c'est
un fait négatif, aussi bien que ce que l'on voit, parce que c'est un fait
positif, on comprendrait qu'il n'y a aucun intérêt pour l'industrie en
général, ou pour l'ensemble du travail national, à ce que des vitres se
cassent ou ne se cassent pas.
Faisons maintenant le compte de Jacques Bonhomme.
Dans la première hypothèse, celle de la vitre cassée, il dépense six
francs, et a, ni plus ni moins que devant, la jouissance d'une vitre. Dans
la seconde, celle où l'accident ne fût pas arrivé, il aurait dépensé six
francs en chaussure et aurait eu tout à la fois la jouissance d'une paire de
souliers et celle d'une vitre.
Or, comme Jacques Bonhomme fait partie de la société, il faut conclure de
là que, considérée dans son ensemble, et toute balance faite de ses travaux
et de ses jouissances, elle a perdu la valeur de la vitre cassée.
Par où, en généralisant, nous arrivons à cette conclusion inattendue : «
La société perd la valeur des objets inutilement détruits », et à cet
aphorisme qui fera dresser les cheveux sur la tête des protectionnistes : «
Casser, briser, dissiper, ce n'est pas encourager le travail national », ou
plus brièvement :
« Destruction n'est pas profit. »
Que direz vous, Moniteur industriel, que direz vous, adeptes de ce bon M.
de Saint Chamans, qui a calculé avec tant de précision ce que l'industrie
gagnerait à l'incendie de Paris, à raison des maisons qu'il faudrait
reconstruire ?
Je suis fâché de déranger ses ingénieux calculs, d'autant qu'il en a fait
passer l'esprit dans notre législation. Mais je le prie de les recommencer,
en faisant entrer en ligne de compte ce qu'on ne voit pas à côté de ce qu'on
voit.
Il faut que le lecteur s'attache à bien constater qu'il n'y a pas
seulement deux personnages, mais trois dans le petit drame que j'ai soumis à
son attention. L’un, Jacques Bonhomme, représente le consommateur, réduit
par la destruction à une jouissance au lieu de deux. L’autre, sous la figure
du vitrier, nous montre le producteur dont l'accident encourage l'industrie.
Le troisième est le cordonnier (ou tout autre industriel) dont le travail
est découragé d'autant par la même cause. C'est ce troisième personnage
qu'on tient toujours dans l'ombre et qui, personnifiant ce qu'on ne voit
pas, est un élément nécessaire du problème. C'est lui qui bientôt nous
enseignera qu'il n'est pas moins absurde de voir un profit dans une
restriction, laquelle n'est après tout qu'une destruction partielle. Aussi,
allez au fond de tous les arguments qu'on fait valoir en sa faveur, vous n'y
trouverez que la paraphrase de ce dicton vulgaire : « Que deviendraient les
vitriers, si l'on ne cassait jamais de vitres ? »
Frédéric Bastiat
Extrait de « Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas ou l'économie politique
en une leçon » (1850).
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