www.claudereichman.com


Accueil | Articles | Livres | Agenda | Le fait du jour | Programme

A la une

3/6/09 Jean-Louis Caccomo

La France ne comprend plus le monde où elle vit !

L’Etat se définit par ses missions régaliennes pour lesquelles il revendique le monopole. Elles sont fondamentales, précises et limitées même si la tendance de l’Etat moderne est d’élargir le champ de ses interventions en prenant le risque de s’immiscer dans des affaires où il n’a ni la compétence ni la légitimité pour agir. Mais l’Etat est nécessaire, ou plutôt un Etat efficace est nécessaire car c’est la société toute entière qui fera les frais des défaillances publiques.

Cependant, même dans les domaines où il pourrait légitimement prétendre au monopole, l’internationalisation bouleverse les clivages traditionnels et les définitions les plus établies. Si la thèse officielle consiste à présenter l’Etat comme venant au secours des défaillances du secteur privé, l’observation des faits économiques et de la pratique humaine nous invite à nuancer le propos : la nature économique ayant horreur du vide, le secteur privé aura tendance à exploiter les limites de l’action publique en s’engouffrant dans les défaillances du secteur public. Voyez ce qui se passe dans le secteur de l’éducation ou de la sécurité.

Certes, ceux qui fabriquent l’opinion - si ce n’est la pensée elle-même - auront martelé que l’économie livrée aux lois sauvages du libéralisme le plus débridé a sombré sous l’effet de sa propre crise et que, en conséquence, les Etats sont obligés de se porter au chevet du patient bien mal en point. C’est ce qui se voit. Ce qui se voit moins, c’est que, de décennies en décennies, l’Etat a contribué à exacerber les droits des individus, fabriquant des nouveaux droits qui sont autant de chèques sans provision, tout en les allégeant des devoirs et obligations morales les plus essentielles. Car de même qu’un débit suppose un crédit pour maintenir l’équilibre, un droit suppose un devoir. Aucune économie ne peut plus fonctionner et aucune cohésion sociale ne peut plus exister si ce principe est rompu. C’est la moindre des choses que l’Etat vienne au secours du patient qu’il a contribué à empoisonner. Quand l’Etat lui-même en arrive à dévoyer les principes qui sont au cœur de l’équilibre de nos sociétés, il est nécessaire qu’il retrouve sa juste place car la société civile en général, et les acteurs économiques en particulier, savent aussi produire les instruments leur permettant de coexister pacifiquement dans la société.

Illustrons notre propos avec la pratique de l’arbitrage. L’arbitrage dans le monde des affaires relève d’une « justice privée » établie par ceux qui ont la volonté de résoudre les litiges qui ne manquent pas de naître dans le commerce international : « Faisant appel à des personnes privées, il repose sur des notions de confidentialité, de qualité et de neutralité. Les parties se sentent mieux écoutées par les arbitres que par la justice publique et peuvent choisir les règles applicables à leur litige » [1].

En matière de relations internationales, en particulier dans le domaine des affaires, il est très difficile de mettre à exécution un jugement étatique dans un autre pays. Par contre, la convention de New York de 1958 garantit la reconnaissance et l’exécution des décisions arbitrales. Ainsi, ce mode de résolution des litiges est reconnu par les 140 pays qui ont signé la convention. Les relations économiques étant de plus en plus transnationales, alors que les missions de l’Etat n’ont de prise qu’à l’intérieur de son territoire national, les acteurs du commerce international ont dû développer des pratiques de justice plus adaptées à l’espace de leur rayonnement. Par ailleurs, les décisions de l’arbitrage sont généralement ressenties comme un compromis – un accord résultant d’une négociation – alors que celles de la justice publique sont souvent vécues comme une sanction. Or la pratique des affaires, même si elle ne manque pas de faire apparaître des litiges, repose avant tout sur l’art de la négociation plutôt que sur le conflit permanent, peu propice à la confiance et à l’épanouissement des activités économiques.

L’affaire Tapie aura révélé au grand public la pratique de l’arbitrage, suscitant au passage une polémique à propos de cette pratique privée de la justice dans un pays où tout ce qui ne relève pas de l’Etat est nécessairement suspect. En effet, chez nous, l’Etat se doit de contrôler voire distribuer les profits, d’organiser les relations entre les salariés (toujours considérés collectivement en tant que masse et non en tant qu’individus) et les patrons, d’encadrer le salaire des patrons, finalement de régenter l’ensemble des relations économiques. Dans ce contexte, découvrir que le monde des affaires a la possibilité de résoudre lui-même ses litiges en faisant appel à des arbitres privés est perçu comme une insupportable provocation si ce n’est un arrangement forcément douteux.

C’est pourtant une pratique normale et courante de la vie économique comme d’ailleurs des universités autonomes, libres et responsables sont la norme dans le monde entier alors qu’elles choquent encore l’establishment académique hexagonal si attaché à l’exception française. Il convient cependant de s’interroger sérieusement quand un pays ne parvient plus à comprendre le monde dans lequel il vit nécessairement au point qu’il cherche à tout prix et par tous les moyens à s’en protéger [2].

Jean-Louis Caccomo

[1] Le Nouvel Economiste n°1470, cahier n°2 du 2 au 8 avril 2009, page 35.
[2] La campagne des européennes a d’ailleurs commencé sur ce leitmotiv : nos candidats veulent nous protéger de l’Europe tandis que l’Europe veut se protéger du reste du monde… A force de se protéger, on s’isole et à force de s’isoler, on meurt.


Accueil | Articles | Livres | Agenda | Le fait du jour | Programme