Chronique du Grand Merdier

Et si sa Sautillante Majesté s’était trompé d’épouse?

J’entreprends cette chronique de peur que l’histoire, quand son moment sera venu, ne rende pas la justice qu’il mérite au noble Etat du Grand Merdier où je demeure et aux princes qui s’y illustrent.

Je ne prétends aucunement à l’impartialité. Elle nécessite un regard extérieur et je suis plongé, bien que n’étant qu’un homme du peuple, dans tous les soubresauts qui agitent notre existence en ce nouveau siècle qui, à peine éclos, nous a précipités dans une tourmente sans précédent, à ce que disent les experts. Mais qu’on veuille bien faire confiance à l’honnêteté de mes intentions et de mon regard et ne prendre ces lignes que pour une modeste contribution à la chronique du temps présent.

Voilà un an et neuf mois que le Grand Merdier vit sous la férule d’un nouveau souverain, Sa Majesté l’Empereur Inapte 1er. Son règne succède à celui de l’Empereur Bien Peu 1er, qui occupa le trône durant douze longues années, marquées notamment par cinq années de partage du pouvoir avec le Vizir Tristounet, représentant du clan des partageux.

Inapte sut convaincre le peuple qu’il romprait avec la Grande Immobilité. C’est ainsi qu’on appelle le règne précédent et force est de reconnaître qu’il se trouve ainsi bien qualifié. Depuis son installation au Palais, Inapte s’emploie à tenir sa promesse et déploie à cet effet une agitation permanente qui donne le tournis quand on s’efforce de la suivre du regard. Mais à ceux qui n’aiment rien tant que rester en repos et jouir du temps qui glisse entre leurs doigts, ce perpétuel mouvement paraît vain et pour tout dire inutile. Le nombre de ceux qui pensent ainsi s’accroît chaque jour et l’on peut craindre, dans les allées du pouvoir, qu’ils ne fassent bientôt si grande foule que le trône en vienne à trembler sur son fondement.

Sa Sautillante Majesté Inapte 1er se rend-elle compte du danger qu’elle court ? On peut le penser à constater qu’elle a jugé nécessaire de s’adresser au peuple par un entretien avec quatre gazetiers triés sur le volet. Bien entendu, le spectacle n’était pas destiné aux quelques courtisans qui y assistaient mais à l’ensemble du peuple appelé à s’attrouper devant la lanterne magique.

Que dire de ces gazetiers, sinon qu’ils ne sont pas les plus titrés de leur profession, mais parmi les plus connus en raison de leur présence quotidienne dans la lanterne, devant laquelle les Grandmerdiens passent trois à quatre heures d’horloge chaque jour que Dieu fait.

C’est ainsi que notre Souverain se livra au questionnement de Bella Ragazza, David Flamenco et Guy Lamèche, auquel on avait adjoint Alain Doublementon, grand caresseur de princes devant l’Eternel et qui a bien dû tous les questionner depuis que le Grand Merdier existe.

Que dire de ce spectacle, qui retint prés d’un Grandmerdien sur quatre devant la lanterne, sinon qu’il ne fut pas à la hauteur de leur anxiété. Ils attendaient qu’Inapte dévoilât ses solutions à la crise qui les frappe, et ils n’eurent qu’un long dévidement de paroles oiseuses  et de propositions loqueteuses.

Le meilleur moment fut dans les regards filtrants dont Bella Ragazza caressait Inapte, comme s’ils avaient tant de souvenirs enivrants à partager et comme si l’assistance était de trop dans leur boudoir. Le pauvre Doublementon avait beau rouler des yeux exorbités parce qu’on ne lui laissait pas aligner autant de flatteries qu’il avait décidé d’en dire, le pétulant Flamenco se dresser de toute sa taille cambrée et bien prise de danseur sur les accoudoirs de son fauteuil, le bon petit Lamèche, éperdu de timidité, se couvrir le front et les yeux de son abondante chevelure, rien n’y faisait : seul l’oeil de braise de Bella éclairait le spectacle.

Au point que plus d’un citoyen en vint à se demander si ce n’était pas avec elle que Sa Sautillante Majesté aurait dû convoler en troisièmes noces, plutôt qu’avec la poupée Carlita qui fait maman quand on y touche.

Jean Bonsujet