Voilà 
	pourquoi je n'embaucherai pas Marcel ! 
	 
	Mon nom est Alcide Repart, j'ai 53 printemps au compteur de ma vie. Après de 
	nombreuses années passées en Australie, je suis revenu voici quelques mois 
	afin de reprendre la petite entreprise de mon père, qui était fabricant de 
	brouettes. Chacun se souvient de ce célèbre slogan des années 1960 « Quand 
	toutes les autres s'arrêtent, seule la brouette Repart... »
	En fin d'année 2014, j'ai mis au point une nouvelle brouette, plus légère 
	et plus stable, avec laquelle je pense augmenter mon revenu, qui sinon 
	demeurera bien modeste. Si les ventes suivent, je ne pourrai pas assumer 
	seul la fabrication, et il me faudra embaucher un compagnon dans l'atelier. 
	J'avais pensé demander à Marcel, qui est un brave gars du village et qui 
	recherche justement du travail. Mais ne connaissant rien aux lois 
	françaises, car je suis resté longtemps loin du pays, j'ai parlé avec des 
	amis artisans, je suis allé à la chambre des métiers, j'ai consulté 
	internet, et je vais vous expliquer pourquoi je n'embaucherai pas Marcel. 
	 
	Je pensais donner à Marcel 100 euros par jour, s'il me fabrique quatre 
	brouettes. Enfin moi je peux en construire quatre, parce que je ne compte 
	pas mes heures. Mais j'ai appris qu'une loi interdisait de faire travailler 
	un employé plus de sept heures. Alors je ne comprends pas pourquoi Marcel, 
	travaillant moins que moi, et fabricant donc moins, gagnerait plus que moi 
	sans avoir aucune responsabilité.  
	Voilà pourquoi je n'embaucherai pas Marcel, parce que, voyez-vous, je 
	suis constructeur de brouettes, pas philanthrope. 
	 
	Ces 100 euros journaliers, je comptais les lui donner chaque vendredi soir, 
	à l'issue de la semaine de travail, comme le faisait mon père autrefois, 
	soit 500 euros tout rond s'il a travaillé du lundi au vendredi, et 400 euros 
	si la semaine compte un jour férié. Mais j'ai appris que désormais, on 
	devait payer les salariés chaque mois, ce qui est totalement niais vu que, 
	chacun le sait bien, les mois n'ont pas le même nombre de jours et sont 
	semés de jours fériés... Ce n'est peut-être pas la faute de Marcel, mais en 
	tout cas pas de la mienne. Je ne vois pas pourquoi je lui donnerais la même 
	somme en février qu'en janvier, car mon père m'a toujours appris qu'à tout 
	salaire doit d'abord correspondre un travail.  
	 
	Voilà pourquoi je n'embaucherai pas Marcel, parce que, voyez-vous, je suis 
	constructeur de brouettes, pas une banque chargée de compenser les bosses du 
	calendrier. 
	 
	Je croyais aussi qu'il suffisait de lui donner cet argent, et de le déclarer 
	aux Impôts, pour être en règle avec la loi. Mais j'ai appris qu'il fallait 
	écrire un bulletin, avec une bonne vingtaine de lignes, et prendre à Marcel, 
	sur l'argent que je lui dois, un certain pourcentage pour aller le donner à 
	une palanquée d'organismes divers aux noms exotiques : Urssaf, Pôle emploi, 
	etc. Sur les 500 euros hebdomadaires que je comptais donner à Marcel, une 
	fois servis ces organismes, il lui en restera moins de la moitié. J'ai 
	objecté qu'alors il ne pourrait pas vivre. On m'a répondu que certes il ne 
	vivrait pas bien du tout, mais que par contre il était assuré contre tous 
	les accidents de la vie : la maladie, la vieillesse, les coupures de doigts, 
	la maternité (pour ceux qui n'ont pas suivi, Marcel est un mâle...), le 
	chômage, la petite et la grande vérole (la petite c'est en standard, mais la 
	grande c'est avec supplément), la grippe espagnole, et même le décès...  
	Alors j'ai dit que tout ça était idiot, puisque Marcel pouvait très bien 
	s'assurer lui-même pour ce qu'il voulait et que sa vie privée ne me 
	regardait pas. En outre son grand-père possède un joli vignoble, donc il ne 
	sera jamais dans le besoin en cas de chômage car il héritera bientôt de 
	cette vigne. En outre sa grand-mère va lui léguer deux ou trois maisons 
	qu'il pourra louer, donc cotiser pour la retraite ne servira à rien. En 
	outre cotiser pour le décès ne veut rien dire non plus puisqu'il est 
	célibataire et que s'il meurt il ne pourra toucher cet argent.  
	Et enfin j'ai argué que je ne comprenais rigoureusement rien à leurs 
	paperasses et que j'avais autre chose à faire le soir, après avoir assemblé 
	mes quatre brouettes, que de remplir des papiers et faire des chèques pour 
	des risques qui ne me concernaient pas. On m'a méchamment répondu que 
	c'était comme ça la solidarité en France depuis la guerre, et que c'était 
	pas autrement, et que si je ne payais pas tout ça on me traînerait devant 
	une cour de justice et on me prendrait cet argent de force.  
	Voilà pourquoi je n'embaucherai pas Marcel, parce que, voyez-vous, je 
	suis constructeur de brouettes, pas scribouillard et redistributeur 
	d'argent. Et que la nuit, j'ai besoin de me reposer. Et que, pour avoir 
	donné un travail à quelqu'un de mon village, je ne veux pas courir le risque 
	de finir devant un tribunal. 
	 
	J'ai toutefois demandé ce qui se passerait, si j'étais assez fou pour 
	m'occuper de ces problèmes, au cas où Marcel se trouverait immobilisé par 
	une brutale lombalgie après avoir riveté toute la journée. Avec un tel 
	montant de cotisations, je ne doutais pas que Marcel fût choyé comme un 
	prince, et que ladite assurance me fournirait prompto un Marcel bis pour 
	continuer le travail. On m'expliqua alors que Marcel percevrait 80% de son 
	salaire, puisque ce n'était pas de sa faute s'il était sans revenu, mais que 
	moi, par contre, je devrais fournir les 20% restant, soit quasiment 300 
	euros par mois, jusqu'à ce que le Rhône se jette dans l'Euphrate, au nom 
	d'une mystérieuse convention signée autrefois par une secte très occulte 
	qu'on appelle partenaires sociaux.  
	J'objectai que si Marcel avait une lombalgie, ce n'était pas ma faute non 
	plus et que son assurance n'avait qu'à s'en occuper (c'est d'ailleurs à ça 
	que ça sert, une assurance...). Et que si moi, je devais construire encore 
	plus de brouettes pour payer ces 300 euros, c'est moi qui aurais la colonne 
	vertébrale en quenouille. On me rétorqua alors que je n'aurais droit à rien 
	du tout, vu que la colonne vertébrale d'un patron, c'était son problème à 
	lui et pas celui de la solidarité nationale.  
	Voilà pourquoi je n'embaucherai pas Marcel, parce que, voyez-vous, je 
	suis constructeur de brouettes, pas assureur ni réassureur. Et que si je 
	travaille, comme la majorité des gens, c'est pour moi, et pas pour les 
	autres. 
	 
	Je me suis aussi inquiété de ce que je ferai de Marcel si mes brouettes ne 
	se vendent plus un jour et si je dois me séparer de lui. On m'a alors 
	imprimé un document décrivant par le menu la procédure de licenciement. Je 
	l'ai lue trois fois, avant d'abandonner. J'ai seulement compris que Marcel 
	serait payé à ne rien faire un certain nombre de mois, et que l'argent pour 
	le payer à ne rien faire sortirait de ma poche, alors même que je n'aurais 
	plus de rentrées. Et pour pimenter la sauce, il faudrait que je lui verse 
	une indemnité de licenciement, au moment où l'entreprise n'aurait plus 
	d'argent, et moi les poches vides et plus de boulot...  
	J'ai objecté que si les clients ne veulent plus de mes brouettes, ce 
	n'est bigrement pas ma faute, et que s'ils ne les achètent plus, je n'ai 
	donc plus de trésorerie, donc je ne vois pas, sauf à puiser dans mes 
	économies, comment je pourrais rémunérer Marcel, qui ne fabrique plus, avec 
	de l'argent que je n'ai pas. On m'a rétorqué qu’un contrat c'est un contrat, 
	et que je dois le respecter, et qu'un patron se doit de fournir à ses 
	salariés un minimum de sécurité. A quoi j'ai répondu ne pas comprendre 
	comment je pourrais fournir à Marcel une sécurité que moi je n'aurai 
	jamais... Je leur susurrai aussi que si je voulais embaucher Marcel, c'était 
	pour lui donner un travail, pas pour lui assurer un salaire...  
	Voilà pourquoi je n'embaucherai pas Marcel, parce que, voyez-vous, je 
	suis constructeur de brouettes, pas nounou sociale. 
	 
	Un monsieur, se prétendant contrôleur du travail, avec des mains bien trop 
	blanches pour savoir vraiment ce qu'était le travail, est venu visiter 
	l'atelier de mon père. Il a poussé des cris de chouca en rut devant 
	l'emboutisseuse, hurlant qu'elle n'était pas aux normes, et que si je 
	mettais un employé devant cette machine, j'irais droit en prison. J'ai 
	répondu que mon père avait travaillé 40 ans sur cette machine vénérable, et 
	qu'il était seulement mort d'être trop vieux. Que de toute façon je n'avais 
	pas le premier sou pour acquérir une nouvelle emboutisseuse, et qu'il y 
	avait mille autres possibilités pour se blesser dans un atelier que d'aller 
	mettre la main sous cette satanée machine.  
	Voilà pourquoi je n'embaucherai pas Marcel, parce que, voyez-vous, je 
	suis constructeur de brouettes, pas ange gardien. 
	 
	Puis un jour, quelques mois après mon retour en France, un gentil courrier 
	m'a annoncé que j'allais devoir, moi aussi, donner plus de la moitié de mon 
	bénéfice, après avoir rémunéré Marcel, afin de bénéficier d'une protection 
	sociale contre une montagne de calamités (curieux le lapsus légal qui vous 
	fait bénéficier de choses diverses avec votre propre bénéfice...). J'ai 
	décliné l'invitation, puisque j'avais, durant ma vie dans le Pacifique, 
	économisé suffisamment pour être à l'abri. On m'a répondu que la protection, 
	dans le doux pays de France, n'était pas une option personnelle, mais 
	obligatoire, sous peine des pires sanctions financières et même de la 
	prison.  
	Voilà pourquoi je ne vais sans doute pas continuer l'entreprise, et donc 
	pourquoi je n'embaucherai pas Marcel, parce que, voyez-vous, je suis 
	constructeur de brouettes, pas un coffre-fort où vont puiser des gens que je 
	ne connais pas pour me garantir des choses dont je n'ai nul besoin. 
	 
	A cet instant de mes réflexions sur l'avenir de cette petite entreprise 
	familiale, j'ai regardé l'allure des bâtiments où créchaient ces gens qui 
	voulaient ma peau, je les ai trouvés tristes et laids. J'ai regardé la tête 
	des employés de ces machines bureaucratiques auxquelles je m'adressais, je 
	les ai trouvés déprimés et déprimants, j'ai regardé les imprimés que j'avais 
	reçus, je les ai trouvés illisibles et incompréhensibles. Et j'ai pensé à 
	mon grand-père et à mon père, fiers de leurs brouettes et heureux de 
	satisfaire leurs clients. J'ai pensé au rêve que j'avais, en revenant en 
	France, de retrouver ce bonheur simple durant une dizaine d'années, avant de 
	goûter aux joies de la pêche à la ligne. Je me suis demandé pour quelles 
	obscures raisons j'irais me crever le derrière pour faire vivre cette armée 
	de parasites et entretenir un système qui est à l'absolu opposé de mes 
	valeurs les plus sacrées. Parce que, voyez-vous, le travail a toujours été 
	pour moi synonyme de bonheur. Et ce bonheur-là, tous ces organismes en ont 
	fait un bagne... 
	 
	Le problème dans tout ça, c'est que nous sommes cinq millions de petits 
	artisans dans ce pays qui n'embaucherons pas Marcel... C'est ballot, 
	n'est-ce pas... Mais après tout est-ce vraiment un problème ? Ne pas 
	embaucher Marcel, ça fera plein de boulot pour les assistantes sociales, les 
	pôlemployistes, les distributeurs de revenus minima, et bien sûr les 
	fabricants de brouettes chinoises... Et la France, vue d'Australie, passera 
	encore un peu plus pour le dernier pays communiste d'Europe de l'ouest. 
	 
	Quant à Marcel, il se demandera longtemps pourquoi je ne l'ai pas embauché. 
	Il se trouvera bien quelques bonnes âmes pour lui susurrer que les patrons 
	sont tous les mêmes, ils préfèrent se dorer la pilule dans le Pacifique que 
	de jouer en France un rôle social de solidarité. Je n'ai jamais voulu jouer 
	de rôle social, moi, parce que, voyez-vous, je suis un simple constructeur 
	de brouettes... Et les autres, là-haut, les hauts fonctionnaires qui savent 
	tout sur tout alors qu'ils n'ont jamais travaillé de toute leur vie (dans le 
	sens où mon père entendait le mot "travail"), ils se demanderont longtemps 
	pourquoi je suis reparti. Pas le temps de leur expliquer... Si à Bac+20 ils 
	n'ont toujours pas compris, il est définitivement trop tard... 
	 
	Dans quelques jours, je vais cesser de riveter des brouettes et je vais 
	repartir dans le bush australien. Je vais fermer la porte du vieil atelier, 
	qui a fait vivre ma famille pendant deux générations, et jeter la clé dans 
	la rivière. J'aime toujours ce pays où je suis né, mais je n'ai pas le 
	courage d'apprendre à devenir aussi abruti que ceux qui le dirigent 
	aujourd'hui. 
	 
	Jacques Clouteau 
	 
	
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