www.claudereichman.com


Accueil | Articles | Livres | Agenda | Le fait du jour | Programme

A la une

10/7/11 Gilles Dryancour
         Et voici comment la fête des cochonnailles
                                   a disparu !

Dans un monde bureaucratisé, les tabous se dissimulent derrière la rationalité scientiste de l’administration. Ils n’en sont pas moins des tabous, souvent dépourvus de toute rationalité collective. Ainsi, jusqu’à la fin des années 1960, dans la campagne aixoise, nous avions l’habitude de fêter, deux ou trois fois l’an, des ‘’cochonnailles’’ à la ferme voisine. C’était, pour ceux qui l’appréciaient, un heureux moment. Les habitants de ce petit bourg isolé se retrouvaient autour du cochon occis la veille par le fermier. Grâce à de savantes opérations, l’animal était transformé par la communauté des participants en délicieux boudins, saucisses, côtelettes, rôtis, jambons, pâté de tête, pieds persillés, lard et autres salades de museau. Le tout était vendu à un prix très modeste, sans doute proche du prix coûtant. Puis, soudainement en novembre 1971, un décret du code rural est venu interdire l’abattage à la ferme.

Sous peine de fortes amendes, l’agriculteur se voyait retirer son droit à tuer son bœuf gras, ses cochons de lait et autres poulardes. Pour ce faire, il devait se rendre à l’abattoir municipal, situé à une vingtaine de kilomètres de là. En outre, l’agriculteur avait aussi l’obligation de transporter l’animal dans des conditions réfrigérées et s’acquitter d’une taxe d’environ 12% de la valeur marchande de l’animal.

Le motif ‘’rationnel’’ avancé pour mettre un terme à cette liberté ancestrale était l’hygiène publique. Pourtant, depuis plus d’un siècle et demi que les cochonnailles étaient pratiquées dans cette ferme, personne n’avait, dans le bourg, le souvenir d’avoir jamais été intoxiqué par de la viande impropre à la consommation. Psychologiquement et économiquement on comprend aisément pourquoi l’agriculteur n’avait aucun intérêt à vendre de la viande avariée. Il connaissait personnellement tous ses clients. Souvent depuis son enfance. Pourquoi aurait-il risqué son capital de réputation à vendre des produits impropres à la consommation ?

De ce point de vue, la normalisation bureaucratique n’offre aucune garantie d’une meilleure qualité alimentaire. La multiplication des procédures (donc des intervenants dans la chaîne de distribution) dilue les responsabilités et augmente les coûts d’opportunité au contrôle d’une production rendue anonyme par les procédures administratives.

De la même manière, le décret de 1971 a tellement augmenté les coûts de production et d’opportunité des cochonnailles locales (contraintes de temps supplémentaires, taxes d’abattage, moyens et modes de transport) qu’elles ont cessé dès 1972. Les conséquences sociales pour le bourg ont été les suivantes : i) les liens interpersonnels créés par la fête se sont distendus. ii) Une tradition a été perdue. iii) Les individus isolés assez nombreux - à l’époque, il y avait peu de voitures individuelles et aucun commerce de proximité - ont été privés de produits qu’ils pouvaient acquérir à bon marché. iv) Quant à ceux qui avaient le privilège d’être motorisés, ils devaient faire de nombreux kilomètres pour les acquérir à des prix bien plus élevés, sans en connaître l’origine.

Cet exemple peut paraître anecdotique. En vérité, il est emblématique de la manière dont les réglementations bureaucratiques détruisent les traditions et les libertés individuelles. Aussi lorsqu’on accuse l’économie de marché de réduire à néant les cultures locales au profit des multinationales, on omet de dire que ce sont bien plus souvent les réglementations publiques qui uniformisent les styles de vie.

Mais ce que nous montre aussi cet exemple, c’est que l’administration peut, du
jour au lendemain, mettre un terme à des pratiques traditionnelles qui ne nuisent à personne, si ce n’est aux représentations mono-centriques de l’élite dirigeante. Représentations qu’elles ne modifieront que si un rapport de force s’établit avec des groupes coalisés. De tels rapports de force existent. C’est ainsi que sous la montée du vote communautaire, on voit des municipalités disposer, lors de la fête de l’Aid El Kebir, des containers pour recueillir les carcasses des moutons sacrifiés en contravention du décret de 1971 mentionné plus haut.

Le problème ici n’est pas de juger de la pratique religieuse en soi, mais bien de constater que la multiplication des règlements administratifs contre les traditions - fussent-elles importées - couplée aux dynamiques électorales et aux rapports de force politico-économiques aboutissent à une rupture de l’isonomie ( l’égalité devant la loi).

Ainsi, l’anomie et l’arbitraire se répandent-ils et l’Etat de droit se dilue-t-il dans les règlements.

Gilles Dryancour


Accueil | Articles | Livres | Agenda | Le fait du jour | Programme