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	Mon coiffeur a fui le pays ! 
	 Mon coiffeur a quitté le pays. Je n'en reviens pas. Il y avait 20 ans que 
	j'étais son client. Il était socialiste. 
	 
	En avril 2012, je me souviens de sa joie lorsque son candidat était arrivé 
	en tête du premier tour des élections présidentielles, puis les avait 
	gagnées. 
	 
	Dès le lendemain, mon coiffeur avait fait des propositions constructives. A 
	l'époque, une coupe travaillée, accompagnée de quelques soins, coûtait 
	environ 100€. C'était cher. Beaucoup de personnes ne pouvaient se payer ce 
	luxe. Elles se débrouillaient tant bien que mal, et surtout elles espaçaient 
	leurs visites chez lui, ce qui le désolait. Non pas pour le manque à gagner, 
	son salon était plein, mais pour la tenue capillaire de l'ensemble de la 
	population du quartier. 
	 
	Il rêvait de coiffer et de raser gratuit. 
	 
	Quelques jours après les élections, il nous a soumis le projet d'une 
	cotisation mensuelle pour tous les habitants du quartier, qui permettrait de 
	se faire coiffer et raser chez lui gratis. 
	 
	Le principe fut adopté et, pour la moitié du prix de ses prestations, soit 
	50€, nous avions coupe et rasage gratuits, une fois par mois. Tout allait 
	bien. Il gagnait moins sur chaque prestation mais, comme il en rêvait, tout 
	le monde venait et le quartier était coiffé et rasé de près. Son chiffre 
	d'affaires global avait augmenté, lui permettant d'avoir des prix sur les 
	produits. Tout cela dans la bonne humeur. 
	 
	Malheureusement, sachant que chez lui on rasait gratis, des personnes des 
	quartiers voisins sont venues. Il a mis un certain temps à s'en apercevoir. 
	 
	Puis, soudain, il a eu des problèmes financiers qu'il n'avait jamais connus, 
	notamment un manque de trésorerie pour payer son personnel et ses produits. 
	Il a fallu organiser l'accès à sa boutique qui était jusque là libre. Nous 
	avons alors reçu des tickets contre notre paiement mensuel. Il a dû 
	installer un contrôle à l'entrée de son salon pour vérifier les tickets, ce 
	qui a entamé la convivialité. 
	 
	Les habitants des quartiers voisins nous ont jalousés. Parmi nous certains 
	avaient de la famille dans ces quartiers, ils ont dû cesser de payer la 
	cotisation mensuelle pour éviter des conflits familiaux. D'autres ont mis 
	cette excuse en avant pour ne pas payer, eux non plus, la cotisation 
	mensuelle. 
	 
	Nous avons fait appel au maire. 
	 
	Le maire, conscient du problème, a pris un arrêt municipal rendant la 
	participation financière au salon obligatoire à tous les habitants du 
	quartier. Évidemment, cette obligation a largement entamé la convivialité. 
	L'ambiance était tendue dans le salon. 
	Le maire a alors demandé une salle spéciale, avec entrée particulière, pour 
	lui et ses amis, plus une partie de la cotisation qu'il avait rendue 
	obligatoire, ce qui lui fut légitimement accordé. 
	 
	Les clients, payant tous également, imposèrent une coupe et un rasage unique 
	pour éviter les injustices. Où le problème se compliqua, ce fut lorsque 
	certains décidèrent qu'ils ne voulaient plus être rasés. Cette manifestation 
	de mauvaise humeur contre un service collectif, qui était devenu accessible 
	à tous et permettait au quartier d'avoir une belle image, était 
	inadmissible, il faut bien le reconnaître.  
	 
	Lorsque cela devint presque systématique le maire dû prendre un nouvel 
	arrêté qui rendait le passage chez le coiffeur obligatoire, aussi bien pour 
	la coupe que pour le rasage. Il y eut des manifestations de barbus. 
	 
	Certains prétendaient qu'ils ne vivaient ici que pour dormir, que leur vie 
	professionnelle était dans des quartiers ou chacun faisait ce qu'il voulait 
	de ses cheveux et de sa barbe. Ils ne respectèrent pas l'arrêté. 
	 
	L'ambiance amicale et collective du salon se dégrada terriblement. Le 
	coiffeur et ses employés étaient régulièrement l'objet de critiques acerbes. 
	Leur travail périclita, au point qu'il devenait pénible d'aller se faire 
	couper les cheveux et raser. 
	 
	Le coiffeur était toujours passionné par son métier, mais il ne gagnait plus 
	d'argent. Peu lui importait personnellement, c'était un passionné, mais il 
	n'arrivait plus à trouver du personnel lui aussi passionné. Le rythme de 
	production faiblit et il lui fut très difficile d'assumer une prestation par 
	mois à tous. Certains payèrent donc sans pour autant avoir la prestation, ce 
	qui fit encore des mécontents. 
	 
	Mais comme la présentation des gens du quartier, grâce à cette organisation, 
	était exemplaire, elle fut étendue à tout le pays par la loi. 
	 
	Ce fut le début de ce que l'on appela « la loi des gratuités sociales ». 
	 
	Le même principe fut mis en place pour toutes les prestations. Cela entraîna 
	une obligation de surveillance maximum pour éviter la tricherie et le 
	mauvais esprit. 
	 
	Et, finalement, le gouvernement dut se résoudre à la fermeture définitive 
	des frontières le 16 juin 2016. Cela pour éviter que les citoyens aillent 
	payer des coiffeurs ailleurs, ce qui perturbait gravement l'équilibre de nos 
	salons de coiffure gratuits et générait des injustices capillaires. 
	 
	Eh bien, figurez-vous que le 15 Juin, la veille, mon coiffeur a fui le pays. 
	Il faut dire que c'est lui, personnellement, qui coiffait les élus, il 
	savait donc que les frontières allaient être fermées. 
	 
	Henri Dumas  |