L’effondrement de la mairie de Bordeaux 
	 
	Le téléphone sonna. Le président se leva et prit l'écouteur.
	— C'est pour toi, dit-il à son ministre. 
	 
	James fronça les sourcils. Il était exceptionnel qu'on dérangeât le 
	président pour une communication destinée à un de ses visiteurs. Il pensa à 
	sa femme. Dieu fasse qu'il ne lui fût rien arrivé. Il marcha rapidement vers 
	le téléphone. Le président l'entendit poser quelques questions dont il ne 
	pouvait interpréter le sens. James raccrocha et revint s'asseoir face au 
	président. 
	 
	— Rien de grave, j'espère, dit celui-ci. 
	 
	— La mairie de Bordeaux vient de s'effondrer. 
	 
	Ni l'un ni l'autre ne put rien ajouter. Le coup était rude. C'était la 
	première grande victoire des termites en province. Son retentissement serait 
	immense dans le pays. Il apparaissait clairement désormais que les insectes 
	n'étaient nullement décidés à limiter leurs prétentions. Ils voulaient le 
	pays tout entier et ils l'auraient. La ville de Bordeaux était à elle seule 
	un symbole. Lieu de repli traditionnel des gouvernements lors des invasions, 
	elle était le fief d'un des plus fidèles soutiens du président, et qui plus 
	est ministre des Finances. Si folle que fût l'idée, on ne pouvait s'empêcher 
	de penser que les termites obéissaient à une stratégie définie par des 
	cerveaux supérieurs. Le soupçon effleura l'esprit du président qu'une 
	puissance occulte, mais humaine et non animale, commandait l'invasion des 
	insectes. Mais il ne pouvait confier ce sentiment à personne, de peur qu'on 
	ne crût son psychisme ébranlé. 
  
	Maintenant il savait que le combat serait sans merci. En homme politique 
	blanchi sous le harnois, il avait la capacité de vivre au jour le jour, sans 
	trop penser à l'avenir. Mais il savait aussi effacer les apparences et 
	apprécier les mouvements de fond dans leur ampleur et leurs conséquences. Ce 
	qu'il apercevait maintenant l'emplissait d'effroi. Il se sentait seul et nu 
	face au destin et à l'histoire. Une phrase de Trotski lui revenait en 
	mémoire : « La révolution vérifie tout et elle vérifie par le sang ». Oui, 
	c'était bien une révolution. Il importait peu de savoir si ses acteurs en 
	étaient aussi les auteurs, ni quels en seraient les bénéficiaires, mais on 
	ne pouvait plus reculer devant le mot. On avait pu hésiter au début sur le 
	véritable sens de cette offensive. On ne devait plus douter aujourd'hui 
	qu'en attaquant les uns après les autres les édifices administratifs, les 
	termites n'eussent pour but suprême d'abattre l'Etat. 
	 
	James prit congé. Evidemment il rentrait aussitôt à Bordeaux. Dans la 
	voiture qui l'amenait à l'aéroport, il tentait vainement de fixer son esprit 
	sur les événements, mais il ne cessait de penser à sa femme. Il avait eu une 
	peur affreuse au moment de l'appel téléphonique et il ne parvenait pas à 
	s'en remettre. Il avait eu tort de revenir au gouvernement. Combien d'années 
	lui restait-il à vivre ? Cinq ? Dix ? Plus peut-être, ou peut-être moins. 
	Quel besoin avait-il de siéger dans des conseils de gouvernement où l'on ne 
	conseillait pas et où l'on gouvernait moins encore, parce que les choses 
	vont leur train quoi qu'il arrive et que l'homme politique ne peut que 
	suivre le mouvement ? Il avait dû se priver de ces matins frais sur le gazon 
	où sa femme et lui rivalisaient d'adresse, club en main, dans la 
	merveilleuse complicité de leurs âges apaisés. Il avait renoncé aussi aux 
	soirées intimes où, avec quelques amis, ils parlaient sans retenue des gens 
	et des choses, de ce qui faisait la vie et où la politique n'avait pas sa 
	part.  
	 
	Pourtant il l'avait aimée, la politique. Passionnément. Mais maintenant 
	c'était fini. Il savait qu'elle n'était que le plus peuplé des déserts et 
	qu'il n'avait plus rien à y chercher. Sans doute, avec plus d'ambition, 
	aurait-il pu lui aussi accéder à la fonction suprême. Mais il ne regrettait 
	rien. Un jour, alors qu'il venait d'avoir cinquante ans, il avait ouvert la 
	fenêtre de son bureau, au ministère, et humé l'air embaumé du parc. Plantant 
	là ses dossiers, il était parti à pied le long des rues et n'était rentré, 
	épuisé, heureux, qu'à la nuit tombée. Cette escapade avait marqué la fin de 
	son appétit de pouvoir. Chaque homme doit se connaître. Lui, il préférait la 
	vie. Peu après, il s'était retiré dans son fief d'Aquitaine, avec pour seule 
	ambition d'y couler des jours heureux. 
	 
	Et il se trouvait là, dans une voiture officielle précédée de motards, 
	courant porter le deuil de sa mairie effondrée, agrippé, avec un équipage 
	affolé, aux commandes d'un immense bateau ivre. Le piège avait bien 
	fonctionné. Il avait voulu tirer sa révérence à la politique, elle le 
	rattrapait par le col et lui disait d'une voix ricanante 
	qu'on ne quitte pas une vieille maîtresse.  
	Claude Reichman 
	(Extrait de « La révolution des termites »). 
	 
	 
	
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