Je voudrais exposer quelques réflexions qui m'ont été inspirées par
la lecture du projet de loi de finances pour 2005 et de ses annexes. S'agissant d'une
lecture plutôt austère, je me suis permis de présenter mes remarques et suggestions sur
le mode plaisant, pour ne pas gâcher la bonne humeur ambiante dans notre pays. Cet
examen m'a d'abord montré que les dépenses induites par la fonction publique de l'Etat,
traitements, cotisations sociales et pensions, continuent de progresser plus vite que
l'ensemble du budget. Nous poursuivons donc notre marche paisible vers le jour où ces
dépenses absorberont plus de la moitié du budget de l'Etat. Celui ci étant largement
financé à crédit, des esprits mal tournés pourraient en conclure que nous confions à
nos enfants le soin de payer demain les traitements et pensions des fonctionnaires
d'aujourd'hui.
Il ne serait que trop aisé de brocarder cette situation, mais plutôt que de me laisser
aller à ces faciles polémiques, je voudrais au contraire souligner ce qu'il y a de
positif dans le statut parfois décrié de notre fonction publique. Car il me semble que
plusieurs de ses traits les plus originaux et les plus dignes de louange restent
méconnus. J'en énumérerai quelques uns, qui ont en commun de montrer qu'il est encore
possible de résister aux forces aliénantes de la mondialisation débridée, pourvu qu'on
s'en donne les moyens, le tout n'étant bien sûr qu'une affaire de volonté politique.
Travailler moins pour gagner plus
Mais jugeons plutôt sur pièces.
- Grâce à son statut, notre fonction publique démontre qu'il n'y a pas de fatalité à
la loi d'airain du capitalisme qui prétend relier rémunérations et productivité. Chez
nous, au contraire, c'est là où les contraintes de la productivité sont le plus
tranquillement ignorées que les rémunérations progressent le plus vite.
- On a bien tort d'alarmer la population sur les menaces qui pèseraient sur nos
retraites, au prétexte que bientôt les cotisations ne permettraient plus de couvrir les
pensions. Dieu merci, notre fonction publique nous montre qu'on peut ignorer sans danger
ces calculs d'épicier. Le caractère résolument non contributif du système des pensions
des agents publics prouve que l'on peut très bien cotiser moins et toucher plus.
- L'admirable coutume du GVT ou " glissement vieillesse technicité ", qui fait
que chaque année les agents publics voient leur avancement en âge interprété comme un
surcroît de qualification. Elle vient battre en brèche les pratiques inhumaines du monde
du profit dont pâtissent les plus âgés des salariés du privé.
- Mais le refus de l'exploitation du salarié par l'employeur trouve peut-être sa plus
forte expression dans la rupture du lien entre temps de travail et niveau de
rémunération. Peut on imaginer plus belle réplique à l'odieuse contrainte d'horaires
de travail inhumains que la démonstration quotidienne que nous proposent nos agents
publics, à savoir qu'une autre logique est possible, celle où c'est en travaillant moins
d'heures par semaine, moins de semaines dans l'année - parfois beaucoup moins - et moins
d'années dans sa vie, qu'on est le mieux payé ?
- Est il besoin enfin de rappeler la contribution décisive qu'apporte dans notre pays
l'emploi public à la lutte contre le chômage. Sans elle, pourrions nous nous flatter de
ne compter que 10 % de chômeurs ? Nous qui n'avons cessé de privilégier la création de
nouveaux postes de fonctionnaires comme fer de lance de notre politique de l'emploi, nous
savons ce que nous devons à nos trois fonctions publiques et à nos belles entreprises
publiques dans cette grande cause nationale.
Bannir le mot de productivité
Alors laissons les esprits chagrins s'étonner que ce soit là où on travaille le
moins que l'on gagne le plus, là où on cotise le moins que l'on touche les meilleures
pensions, là où l'on a la sécurité de l'emploi à vie qu'on voie les rémunérations
progresser le plus vite. Invitons les à se reporter plutôt aux comptes rendus du débat
annuel sur la loi de finances.
Ils comprendront à quel point leurs alarmes sont infondées, quand ils découvriront que,
année après année, l'écart des rémunérations se creuse entre public et privé, sans
que personne y trouve à redire. Ils savent bien que s'il y avait là une situation
injuste, ceux de nos parlementaires qui font de la justice sociale leur priorité ne se
seraient pas fait faute de s'étonner que l'on demande au tout venant du monde salarial de
financer des privilèges dont ils ne peuvent que rêver. Comme ils savent aussi que s'il y
avait, au plan économique, quelque chose de pervers à attirer par l'accumulation de ces
privilèges les Français vers des emplois où le mot même de productivité est banni,
des voix se seraient élevées du coté des libéraux pour fustiger cette distorsion des
signaux que nous adressons au monde du travail.
Le remarquable silence dans lequel se creuse, année après année, le fossé entre des
agents publics de mieux en mieux traités et des salariés privés de plus en plus
précarisés, suffit à nous garantir qu'il n'y a pas là matière à s'offusquer et que
seuls peuvent trouver à y redire de mauvais Français toujours à la recherche des causes
qui rompent l'unité de la nation autour de son service public tout entier voué à
l'intérêt général.
Mettre le chômage hors la loi
D'ailleurs les Français, dans leur grande majorité ne s'y trompent pas. Sinon,
aurait-on vu la Caisse nationale d'assurance vieillesse voler au secours d'EDF, mise en
faillite virtuelle par ses généreuses pensions de retraite, si elle n'avait eu le
sentiment qu'il était de son devoir et de celui de ses modestes cotisants de sauver les
privilèges des agents de l'un des bastions du service public à la française ? Et 70 %
de nos jeunes concitoyens aspireraient ils à rejoindre le service public, si c'était
pour d'autres motifs que celui de devenir à leur tour un de ces " militants de la
République ", si bien nommés par notre premier ministre et si étrangers à tout
corporatisme et surtout à cet esprit de lucre qui est la lèpre de la société
capitaliste ?
Il nous semble cependant que devant une telle unanimité des élus et de leurs mandants
pour tresser des louanges à notre secteur public, il reste un pas à franchir pour
exploiter toutes les ressources de son statut face aux menaces de la mondialisation
sauvage. Pourquoi ne pas soumettre au Parlement le vote d'une loi dont l'article unique
dirait simplement : " à compter du 1er janvier 2005, le statut de la fonction
publique est étendu à l'ensemble des Français actifs ".
Cette proposition ne saurait être ruineuse, puisque les syndicats ne cessent de déplorer
les pertes de pouvoir d'achat des agents publics d'une année sur l'autre. Elle serait
autrement ambitieuse au plan social qu'une modeste baisse de 10 % du taux de chômage en
un an. Réalisant enfin la grande idée de Bernard Tapie, elle mettrait d'un seul coup le
chômage hors la loi. Elle réglerait du même coup le casse tête des retraites, auquel
les esprits dénigreurs assurent que la réforme de 2003 n'aurait pas durablement
remédié. En jetant par dessus bord les comptes mesquins des régimes du privé au profit
de la généreuse approche des régimes publics, en distribuant largement des pensions
calculées sur l'augmentation finale de traitement que tous les Français connaîtraient
désormais dans leurs derniers mois d'activité, cette réforme témoignerait enfin de
l'esprit d'audace qui doit rester celui du modèle français dans le domaine social.
Elle réglerait en outre la délicate question de la représentation syndicale des
salariés du privé. A en juger par l'indifférence avec laquelle les organisations
syndicales laissent les moins bien lotis mettre la main à la poche pour financer les
innombrables avantages des intouchables agents publics, on est bien forcé de se poser la
question : " Qui défend aujourd'hui les salariés du secteur privé ? ".
L'extension à tous du généreux statut de la fonction publique mettrait fin à ce
douloureux problème de représentation, car quand il s'agit de défendre les intérêts
des dits agents publics, les syndicats retrouvent leurs griffes.
Le rayonnement de la France confirmé
Que l'on songe par ailleurs au retentissement que ne manquerait pas d'avoir une telle
réforme sur l'image de notre pays à l'étranger. Notre modèle de société
redeviendrait d'un seul coup une société modèle. Le service public " à la
française ", que, dit on, le monde nous envie, mais dont, bizarrement, bien peu de
pays semblent aujourd'hui désireux de s'inspirer, retrouverait d'un seul coup tout son
prestige et son attrait.
Il ne tient qu'à vous, Messieurs les parlementaires, en vous appuyant sur les mérites
éminents de ce joyau qu'est le statut de notre chère fonction publique, de rendre ainsi
à notre pays son rayonnement de phare universel proposé au regard émerveillé de
l'ensemble des nations.
Voilà les quelques facéties que m'a suggérées le rapport sur les rémunérations et
les pensions de retraite de la fonction publique annexé au projet de loi de finances. Car
si on ne prend pas le parti d'en rire, on n'aurait que trop de motifs de pleurer en
constatant que se perpétue la double impuissance des pouvoirs publics, incapables tant de
maîtriser les effectifs des agents publics que de remettre à la raison les modalités de
calcul de leurs traitements et de leurs pensions.
Michel Brulé
Dernier ouvrage paru : Michel Brulé et Michel Drancourt : "Service public, sortir de
l'imposture", (JC Lattès).
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