Le fil d’Ariane, ou comment sortir de la crise !
« Si ça continue, on finira par s’habiller d’un sac de patates. » Telle
était la phrase qu’on entendait partout dans le pays, alors que le
gouvernement avait réduit le peuple à la misère pour lutter contre le
virus.
Une jeune chef d’entreprise eut, par bravade, l’idée de se vêtir d’un
tel sac de jute, qu’elle avait habilement découpé pour lui donner forme.
Mais ce qu’elle y ajouta fit toute la différence. Un large ruban rose
lui enserra la taille, qu’elle avait très fine. Ce ne fut qu’un cri dans
tout le pays : « Je veux la même », car nulle femme ne doutait qu’il
s’agît d’une robe.
Ah ! le beau, le grand, le magnifique pays que le nôtre, où d’un seul
mouvement des millions de femmes peuvent suivre la mode. Et comme tout
bonheur doit se nommer, on eut tôt fait de baptiser ce nouveau vêtement
du joli nom de « sac d’Ariane », en hommage au prénom de sa créatrice.
Le quart d’heure warholien d’Ariane dura bien plus que de coutume. Et
pour tout dire, il dure encore, comme on le verra plus loin. Fêtée,
encensée, la créatrice du sac se montra aussi modeste que charmante. «
Ce n’est qu’un simple ruban », répondait-elle à celles et ceux qui la
félicitaient de son idée géniale. Et elle mit beaucoup de soin à ne pas
changer ses habitudes. Sa boutique, où elle vendait au kilomètre le
célèbre ruban rose, ne désemplissait pas, mais elle mettait un point
d’honneur à accueillir elle-même les clientes, parce que, disait-elle, «
j’aime bien les gens ».
Mais c’est dans l’exercice de l’interview qu’elle se surpassa. Bien
qu’elle n’en eût aucune expérience, elle tenait en haleine un pays tout
entier, qui n’en finissait pas de se régaler de ses sourires joyeux, de
ses mots tout droit sortis du langage des enfants, de ses idées
audacieuses que nul n’avait jamais entendu aux étranges lucarnes, comme
celui-ci : « Un pays où chacun n’a pas le droit d’être heureux ne mérite
que de disparaître ! »
Le virus fut la principale victime d’Ariane. Comme plus personne ne s’en
souciait, il ne supporta pas la vexation et disparut. Mais Ariane, elle,
resta l’idole des femmes, et pour tout dire des hommes aussi, qui
pouvaient enfin dire à leur compagne « j’adore cette jeune femme », sans
se voir aussitôt gratifié d’une algarade, pour ne pas dire d’une paire
de claques, puisqu’enfin ils ne faisaient que partager le même goût.
Il se passa alors quelque chose d’étrange : on laissa passer la date
de l’élection présidentielle, dont plus personne ne se souciait.
Toujours président, mais sans droit de l’être, l’ancien élu ne cessait
de larmoyer « mais alors qu’est-ce-que je fais ? », non sans que
quelques dizaines de millions d’humoristes ne lui rétorquassent « eh
bien tu la fermes ! ».
Tout naturellement on conduisit Ariane au palais de l’Elysée. Sa
première mesure fut de supprimer les impôts et les cotisations sociales.
Comme quelques esprits chagrins critiquaient ce choix, elle leur lança
tranquillement : « Vous voyez un meilleur moyen d’enrichir le peuple ? »
« Ah ! Ah ! hurlèrent les derniers socialistes, du fond de la grotte où
ils s’étaient réfugiés, enfin elle tombe le masque, elle n’en a que pour
les riches ! ». « C’est vrai, répliqua-t-elle en riant, je n’aime pas
les pauvres, et c’est pour ça que je les transforme en riches. » On
raconte que dans la grotte, certains pensèrent au suicide, mais qu’ils
n’allèrent pas au bout de leur idée, considérant qu’eux disparus, il n’y
aurait plus personne pour guider le peuple.
Un jour Ariane fit une confidence qui scella définitivement son
alliance avec le peuple. Elle raconta que son père lui avait un jour
demandé : « Sais-tu pourquoi nous t’avons appelée Ariane ? » « A cause
de Thésée », répondit-elle, toute fière de resservir une charmante
remarque de son professeur de grec au lycée. « Non, ma chérie, lui dit
son père, c’est à cause du minotaure. C’est un de ces monstres que
l’humanité a souvent connus. La seule façon de les vaincre, c’est le
courage que l’amour donne aux femmes. »
« Tu as raison, papa », dit Ariane, sans bien comprendre l’idée de
son père. Et elle ajouta : « Aujourd’hui, j’ai enfin compris. C’est
parce que j’aime les Français qu’on m’a chargée de les guider. » Un
vieux commentateur de la télévision murmura d’une voix émue : « Et c’est
bien la première fois depuis longtemps que le peuple ne s’est pas
trompé. »
Claude Reichman