www.claudereichman.com


Accueil | Articles | Livres | Agenda | Le fait du jour | Programme

A la une

12/3/13 Charles Gave
         Comment la classe intellectuelle s’y prend
                             tuer la croissance !

Schumpeter, au début des années 20, était dans un café à Vienne avec un ami. Entre Max Weber, le grand, l’immense sociologue, et tous les trois de commencer à discuter sur ce qui se passait à ce moment-là en Russie, avec la prise de pouvoir par les communistes. Schumpeter, très calmement, annonce que l’expérience va échouer et qu’elle sera à l’origine de dizaines voire de centaines de millions de morts, d’abord en Russie, et ensuite dans le monde entier.

Plus Schumpeter développe ses arguments, plus Max Weber devient agité et plus il se met à hurler qu’il est absolument intolérable de prévoir de telles horreurs et de ne rien faire pour les empêcher. Le ton continue à monter au point que Schumpeter se croit obligé de reprendre son manteau pour sortir. Une fois dehors, son ami (qui a rapporté cette altercation) demande à Schumpeter ce qu’il pense de cette discussion.

Très calme, notre héros lui dit : « Je ne comprends pas comment un homme aussi bien élevé peut crier aussi fort dans un café. »

Il y a dans cette anecdote tout ce que j’aime chez Schumpeter.

Une capacité incroyable à analyser une situation et à en tirer une conclusion logique sans que ses préférences personnelles influent en quoi que ce soit sur son analyse. Von Mises ou Hayek auront aussi cette capacité, mais il sera toujours possible de leur opposer que leurs conclusions sont douteuses parce qu’entachées par leurs préférences politiques personnelles. Pas Schumpeter. Il analyse froidement la situation et en tire les conclusions qui lui semblent s’imposer, tout en faisant abstraction du moindre a priori normatif. C’est ce qu’il appelait avoir l’esprit « scientifique ».

Il avait un humour incroyable que seuls Bastiat, Milton Friedman ou Keynes ont approché, tant il est vrai que la plupart des économistes sont d’un ennui foudroyant. Il disait qu’il avait trois buts dans la vie : être le meilleur économiste de tous les temps, mais aussi le meilleur amant et le meilleur cavalier. Ensuite, il ajoutait : « Et pour ce qui est des chevaux, j’ai encore des progrès à faire. »

Il parlait toutes les langues, était d’une culture incroyable (voir son histoire des idées économiques) et il est mort en lisant les tragédies d’Eschyle dans le texte en grec ancien. Il était aussi à l’aise en sociologie (son analyse de la sociologie de Karl Marx est un classique) qu’en économie ou en économétrie…Bref, un géant de la pensée, un vrai.

Son grand livre s’intitule « Capitalisme, Socialisme et Démocratie », et c’est dans ce livre qu’il introduit la notion de « création destructrice » qui seule permet la croissance économique, mais ce grand livre est incroyablement pessimiste.

Sa thèse, grossièrement résumée, est la suivante.

Le capitalisme permet la croissance économique et une hausse du niveau de vie de tout un chacun, et il est le seul à les permettre.

Cette hausse du niveau de vie va permettre à la population entière d’être éduquée. Ce besoin d’éducation va créer une classe d’intellectuels qui ne pourront pas ne pas haïr de toutes leurs forces la création destructrice, tant ils voudront être les seuls à y échapper (si on avait demandé aux dinosaures si le darwinisme était une bonne idée, nul doute qu’ils auraient répondu par la négative).

Cette classe intellectuelle allait certainement prendre le contrôle du système démocratique par le vote, et son seul et unique but serait d’empêcher la création destructrice d’avoir lieu, ce qui tuerait toute croissance et amènerait à de plus en plus d’interventions de la part du pouvoir politique et donc à une chute encore plus forte de la croissance, la fin ultime étant un corporatisme protectionniste et la stagnation économique au mieux, un écroulement du système démocratique, au pire.

Schumpeter se hâtait d’ajouter que ce n’était pas ce qu’il souhaitait, mais ce qui lui semblait inévitable. On voit à quel point cette analyse est différente de celle de Milton Friedman, pour qui capitalisme et démocratie étaient l’envers et l’endroit de la même pièce de monnaie. J’ai longtemps cru que Milton avait raison et que Schumpeter avait tort.

Les événements actuels m’amènent à penser qu’il n’avait peut être pas si tort que ça. Partout de pseudo intellectuels ont pris le pouvoir (Obama, Hollande, Monti, la Commission européenne), et ils n’ont comme point commun que leur détestation du capitalisme et de la création destructrice.

Partout les prix de marché, qui seuls permettent des décisions rationnelles, sont supprimés (euro, taux d’intérêts) ou manipulés (taux de change, salaire minimum, privilèges de la fonction publique, capitalisme de connivence, etc.). Partout où les intellectuels ont pris le pouvoir, les entrepreneurs sont vilipendés et taxés à mort. Jamais l’écart entre ces élites éduquées et le peuple n’a été aussi gigantesque, jamais les procédures électorales n’ont été autant manipulées pour que cette caste des « cognoscenti » reste au pouvoir envers et contre tout. Entre Berlusconi, qui manipule l’électorat avec son réseau de télévisions et de journaux, et les technocrates français au pouvoir depuis longtemps grâce au contrôle qu’ils ont du monde de la culture et de l’éducation nationale, je ne vois pas bien la différence. Pour éviter de tomber dans un pessimisme schumpetérien et garder mon optimisme friedmanien, je peux tenter l’analyse suivante.

Il existe des pays où l’on avait ni liberté économique ni démocratie. Après la chute du mur de Berlin, les autorités dans ces pays ont donner à leurs peuples la liberté économique et donc permettre à la destruction créatrice d’avoir lieu. La croissance a suivi. Cette croissance amènera à terme à la démocratie (thèse de Friedman), qui après quelques décennies sera capturée par nos incompétents surdiplômés (thèse de Schumpeter).

Peut être après tout le cycle long est-il :

- Capitalisme.
- Hausse du niveau de vie.
- Apparition d’une classe d’intellectuels, qui s’emploient à tout foutre en l’air, avec le plein succès que l’on voit en France en ce moment.
- Stagnation.
- Révolution ou réforme.
- Baisse du niveau de vie.
- Dictature.
- Retour à la case départ.

Ce qui voudrait dire qu’en ce qui concerne le placement des capitaux, il faudrait être aujourd’hui en Asie ou en Amérique Latine, surveiller les USA et la Grande Bretagne dans l’espoir d’un sursaut, et rester en Suède ou au Canada qui sont déjà passés par la case révolution ou réforme.

Mais Dieu que l’Euroland est mal parti si cette analyse est juste…

Charles Gave


Accueil | Articles | Livres | Agenda | Le fait du jour | Programme