Comment prendre des décisions rationnelles
dans un monde qui ne l’est guère ?
Nous sommes dans une période compliquée. Il faut donc revenir à des idées
simples.
La première de ces idées simples est que dans ces moments-là, et plus que
jamais, il faut être discipliné pour ne pas se laisser dominer par ses
émotions. Prendre des décisions rationnelles pendant ces périodes de
tensions extrêmes est si difficile qu’il faut avoir bâti des béquilles bien
avant, qui aideront à avancer alors que la tendance normale serait d’être
paralysé. En fait, la discipline choisie importe peu, ce qui compte c’est de
s’y tenir. Chacun peut développer ses propres outils. Le tout est de ne pas
en changer au milieu du gué.
Avant d’investir dans un marché financier, en ce qui me concerne, je
considère trois variables que j’essaie d’analyser séparément.
1- La première variable est ce que j’appelle la « liquidité ».
Un système économique pour fonctionner a besoin d’argent, cela tout le monde
le sait, mais a aussi besoin de « réserves d’argent ». Si à un moment donné,
il y a trop d’argent par rapport aux besoins de l’économie réelle, une
partie de cet argent « excédentaire » ira s’investir dans des actifs réels
(or, immobilier par exemple) ou financiers (actions, obligations, monnaies
étrangères etc..). Nous aurons alors sans doute des marchés « haussiers ».
Si l’inverse se produit (pas assez d’argent, trop d’activité ou de hausses
des prix) nous aurons alors des marchés « baissiers ».
Les marchés financiers sont donc en quelque sorte d’énormes « réservoirs à
liquidités », des « barrages de retenue » dont le niveau monte quand il y a
trop de liquidités et baissent quand il n’y en a pas assez. Comprendre où
l’on en est exactement dans ce cycle perpétuel « gonflement-dégonflement »
est la première des tâches de tout gérant.
2- La deuxième variable concerne les valorisations.
Si le gérant envisage d’acheter- ou de vendre - un actif, il doit se poser
la question suivante : l’actif que j’envisage d’acheter ou de vendre est-il
très cher, cher, à son prix, bon marché ou très bon marché ? Cela suppose à
nouveau une dose considérable d’efforts, de recherche et bien sûr de
jugement.
3- Enfin, la troisième variable va être la croissance économique.
Si la croissance économique est en train ou à la veille d’accélérer, il va
falloir privilégier les actions et sans doute raccourcir la durée des
placements obligataires. Si par contre une récession ou un ralentissement
s’annoncent, il faudra devenir de plus en plus défensif sur les actions tout
en allongeant la durée des placements obligataires, en se reportant sur des
obligations de très grande qualité et/ou sur du cash dans une bonne monnaie.
Le moment idéal pour acheter les actions, c’est bien sûr quand la liquidité
est abondante (les banques centrales écroulant les taux courts), les
valorisations tout à fait attrayantes et l’économie en train de faire son
plus bas, comme pendant le premier trimestre 2009. Le moment dangereux c’est
bien sûr aussi quand les banques centrales commencent à monter leurs taux,
que les actions sont chères ou très chères et que l’activité économique est
en plein boom, comme pendant le premier semestre 2000.
Reconnaître ces moments critiques quand on est en plein milieu du désespoir
ou de l’euphorie est très difficile. En général, la pression médiatique est
un bon indicateur puisqu’elle va à chaque fois exactement dans le sens
opposé de celui qu’il faudrait suivre.
D’ou la nécessitée d’être discipliné.
Commençons par la liquidité. Comme je l’ai signalé dans quelques articles
précédents, les banques centrales en Europe et aux USA sont en train de se
livrer à des facéties monétaires qui rendent la lecture de la « liquidité »
plus difficile qu’à l’accoutumée.
Les valorisations quant à elles, en Europe et aux USA, sont plutôt
raisonnables, un peu en dessous des moyennes historiques.
Quant à l’activité enfin dans ces deux zones, c’est un peu la bouteille à
l’encre dans la mesure où nous semblons rentrer dans un monde nouveau où
faillites ou succès ne sont plus admis. Arriver à une décision y est donc
plus difficile que d’habitude puisque l’une des trois composantes (au moins)
de mon arbre de décision reste dans un brouillard épais.
Par contre en Asie, les choses qui étaient assez compliquées vont peut être
devenir plus simples.
Depuis toujours la zone asiatique est une zone « dollar ». Si la
Thaïlande commerce avec la Chine ou la Corée, les factures sont en dollars
et les règlements aussi. Si donc les Etats-Unis « produisent » trop de
dollars, une partie de ces dollars se reporte en Asie, qui se retrouve dans
un boom, et si les USA n’en produisent pas assez, l’Asie se retrouve en
récession, comme on le vit fort bien au moment de la faillite de Lehman
Brothers. Du coup, les marchés financiers asiatiques (à l’exception du
Japon), depuis toujours, ne sont ni plus ni moins que des « warrants » sur
la liquidité dollar, ce qui est très agaçant.
C’est cette dépendance exclusive vis-à-vis du dollar qui va peut être
disparaître ou à tout le moins s’atténuer dans les années qui viennent.
La Chine, par l’intermédiaire de sa banque centrale, est en effet en train
d’essayer de créer une « zone de liquidités » purement asiatique.
La méthode est toute simple : la Chine offre des crédits en renminbis à tous
ceux qui veulent acheter biens d’équipement ou biens de consommation chez
elle (plus besoin de payer en dollars), et offre des accords de swap,
mettons à la Thaïlande et à la Corée du Sud, pour les aider à régler leurs
transactions bilatérales. En ce qui concerne la Thaïlande par exemple, la
Chine prendra en gage des baths émis par la banque centrale thaïlandaise et
en donnera à cette dernière la contrevaleur en renminbis. La BOC (Bank of
China) fait en même temps une opération identique avec la banque centrale de
Corée du Sud. Quand la Thaïlande et la Corée vont
vouloir régler leurs soldes respectifs, elles n’auront plus besoin de
dollars mais pourront utiliser leurs renminbis.
Voilà qui peut totalement transformer le monde économique et financier, en
Asie en particulier.
En effet, la plus grande partie de la volatilité des économies et des
marchés financiers en Asie provient de cette domination du dollar US sur le
commerce inter-asiatique.
Et à cause de cette relation, les marchés en Asie ne sont pas décorrélés des
autres marchés mondiaux. Quand les USA montent, ils montent, quand les USA
baissent, ils baissent…
Si la Chine réussit son coup (et je ne vois pas pourquoi elle devrait
échouer), deux choses vont se produire.
La corrélation entre les marchés asiatiques et les autres marchés va baisser
très fortement, ce qui veut dire qu’avoir une partie de son portefeuille en
Asie deviendra très utile.
La volatilité baissant, les multiples cours bénéfices, qui ne sont souvent
que l’inverse de la volatilité, vont monter très fortement, ce qui veut dire
que nous allons rentrer dans une hausse structurelle des bourses un peu
partout en Asie.
Récapitulons :
Si les pays asiatiques réussissent à créer une zone autonome de liquidités,
indépendante du dollar US, centrée autour du renminbi et qui sera gérée un
peu comme l’était la zone européenne avec le DM autrefois, ce qui me semble
bien parti, qu’allons-nous trouver en Asie?
1. Une croissance économique assurée, ce qui n’est pas le cas ailleurs.
2. Des valorisations attrayantes sur un grand nombre d’actions, ce qui est
le cas cependant un peu partout dans le monde. Mais par contre, ailleurs, la
probabilité d’une hausse structurelle des multiples cours bénéfices apparaît
assez faible.
3. Une liquidité contrôlée et adaptée à la région, ce qui sera une grande
novation. Et cela passera par l’émergence d’une nouvelle grande monnaie,
dont on peut espérer qu’elle sera gérée un peu plus sérieusement que les
nôtres.
En termes simples, cela veut dire qu’il faut surpondérer l’Asie dans les
portefeuilles, soit en y étant directement, soit en achetant des valeurs
cotées chez nous et qui y sont établies depuis longtemps.
Deux thèmes doivent donc dominer la réflexion des investisseurs pour les
mois ou les années à venir.
D’une part l’internationalisation du renminbi et ses effets sur le système
financier mondial. Cette émergence de la Chine dans la sphère financière
risque de transformer le monde de la gestion comme le monde de l’industrie
l’a été depuis 12 ans, après la signature des accords entre la Chine et le
WTO.
D’autre part la croissance de la consommation en Chine et les conséquences
que cela va avoir sur les balances des paiements, les monnaies, les circuits
de financement, le cours des matières premières, les relations
internationales…
Je pense que j’aurai l’occasion de reparler de tout cela souvent, très
souvent dans le futur.
Charles Gave
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