Panique à la Fed !
Grosse surprise la semaine dernière : la banque centrale américaine, qui
avait télégraphié depuis des mois son intention de réduire significativement
ses achats d’obligations du Trésor américain, fait une volte face brutale et
nous annonce que les opérations de Q E (quantitative easing) vont
continuer comme par le passé, prenant à contre pied tous les opérateurs de
marché.
Voilà qui est très, très surprenant et pour plusieurs raisons.
D’abord, M. Bernanke, depuis son intronisation, n’a cessé de dire qu’il ne
voulait pas surprendre les marchés mais les « guider » (euphémisme poli pour
dire : « essayer de les contrôler »). Or là, il vient de les surprendre
massivement, et voilà qui va laisser des traces.
Des milliers d’opérateurs avaient en effet engagé des sommes extrêmement
importantes en vendant à découvert la partie courte de la courbe des taux,
pariant en pratique sur une hausse des taux courts, certes faible, mais
réelle. Tous ces gens viennent de ramasser une énorme gamelle, qui va
laisser des traces dans les comptes d’exploitation de nombre de banques ou
d’institutions financières. Ce qui veut dire que M.Bernanke a complètement
perdu toute crédibilité auprès des gérants qui ne lui feront plus jamais
confiance. Cette inévitable perte de confiance veut dire que les
intervenants financiers ont repris leur indépendance intellectuelle
vis-à-vis de la Fed et qu’à partir de maintenant la banque centrale US
pourra raconter ce qu’elle veut, personne n’y prêtera la moindre attention.
Ensuite, les institutions financières qui ont pris des claques vont se dire
que leurs traders sont des idiots, qu’il faut les virer toutes affaires
cessantes et sortir de ces opérations spéculatives, et donc les marchés vont
devenir beaucoup moins liquides. En termes simples cela veut dire que vendre
ou acheter des grosses positions va être de plus en plus « sportif » et
difficile. Des marchés qui deviennent moins liquides parce que plus personne
ne veut faire l’intermédiation, c’est toujours une mauvaise nouvelle.
Enfin, des gérants obligataires qui perdent confiance, cela veut sans doute
dire que les taux d’intérêts aux USA vont aller vers des prix qui
refléteront plus la santé économique et financière des USA que le « guidage
» de la Fed. Et cela veut dire des taux d’intérêts en hausse, en particulier
pour le secteur privé, ce qui est une mauvaise nouvelle de plus.
Tout cela, la Fed le sait aussi bien que moi, et pourtant ils ont pris le
risque de porter un coup mortel à leur crédibilité. C’est donc que la banque
centrale américaine sait quelque chose que le reste du monde ne sait pas, ou
ne sait pas encore…
La question essentielle n’est donc pas : « Pourquoi la Fed a-t-elle fait ce
qu’elle a fait ? », mais : « Qu’est-ce que la Fed sait qui l’a amenée à
changer d’avis?
Et ça, je crois le savoir…
Pour qu’une économie fonctionne harmonieusement, il faut que ceux qui
prennent des risques gagnent plus d’argent que ceux qui n’en prennent pas,
ou, pour utiliser mon jargon, que les entrepreneurs gagnent en moyenne plus
d’argent que les rentiers, ce qui paraît bien normal.
Sur le long terme, le taux de croissance des profits dans un pays géré
normalement (ce qui exclut bien sûr la France) suit le taux de croissance du
PIB. Or le taux de croissance du PIB aux USA en termes nominaux ne cesse de
ralentir, au point que nous en sommes aujourd’hui à un niveau plus bas que
nous ne l’avons jamais connu en dehors des récessions outre-Atlantique.
Et pourtant, depuis mai, le coût du capital (représenté par le rendement sur
une obligation BAA émise par une société industrielle aux USA) a monté
fortement, tant et si bien qu’aujourd’hui le rendement sur une telle
obligation est très supérieur à la croissance du PIB américain.
Donnons les chiffres.
Le PIB a crû sur les 12 derniers mois de 3,06 % en valeur, tandis qu’une
obligation BAA rapporte prés de 5,4 %… soit une différence de 2,34 %. Or,
chaque fois depuis 1920 que les taux d’intérêts sur les obligations BAA ont
été supérieurs de 2,5 % (ou plus) par rapport au taux de croissance des USA,
une récession a suivi presque immédiatement.
L’explication de ce phénomène est toute simple.
Quand les taux d’intérêts sont significativement au-dessus du taux de
croissance, cela veut dire que le coût du capital est au-dessus du taux de
croissance des profits et qu’il faudrait donc être un entrepreneur idiot
pour investir et prendre des risques. Comme mes lecteurs le savent, la
croissance dépend à 100 % de la capacité des entrepreneurs à prendre des
risques, et donc quand le coût du capital devient supérieur au taux de
croissance des profits, les entrepreneurs cessent fort logiquement de
prendre des risques, et la croissance s’arrête net.
Or les entrepreneurs sont tout, sauf idiots et, en général, à tout le moins
savent compter…
Et donc la Fed était dans une situation impossible :
- Ou elle réduisait ses interventions, au risque faire passer les taux
au-dessus la barre fatidique des 2,5 %, déclenchant une récession.
- Ou elle essayait d’empêcher les taux de monter en acceptant de surprendre
le marché, en espérant que la continuation des opérations de QE allait
permettre aux taux longs de rebaisser.
Il ne peut pas y avoir de discussion sur la solution à choisir, et
d’ailleurs il n’y en a pas eu (7 votes contre un). La deuxième solution est
de loin préférable, et je comprends parfaitement ce que la banque centrale
américaine essaye de faire. Mais il y a un hic. Nous pouvons tout à fait
nous retrouver avec une banque centrale qui a perdu toute crédibilité, et
par surcroît avoir des taux qui montent au dessus du seuil critique. Si cela
venait à se produire (ce que je ne souhaite pas, mais que je crains) la
période de gros temps que j’annonce depuis la fin du printemps se
manifesterait certainement.
Je reste donc d’avis qu’il est urgent d’attendre et de surveiller les taux
longs aux USA.
S’ils venaient à monter de 0,5 % ou plus, il serait alors urgent pour les
lecteurs de courir vers les tranchées où bien sûr ils me retrouveraient déjà
confortablement installé. Je ne suis plus en âge de courir vite, je préfère
partir avant les autres.
Charles Gave
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