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21/1/13 Charles Gave
  J’ai appris le bridge et on me fait jouer au poker !

Cet article est un peu technique et je m’en excuse. Mais ce qui se passe dans les banques centrales est tellement invraisemblable qu’il me fallait en tirer des conclusions. Ce n’est pas simple, mais croyez bien que j’ai fait de mon mieux…

Depuis un peu plus de 40 ans, j’essaie de comprendre les relations qui unissent l’économie et les marchés financiers. Après bien des tâtonnements, j’étais arrivé au modèle suivant. Au centre du système se trouvait la « monnaie » sous forme de « cash ». L’avantage du cash, c’est qu’il est absolument stable (aucune volatilité), l’inconvénient c’est qu’il rapporte peu… Mais être stable quand tout baisse a son attrait…

L’investisseur qui cherche à accroître son rendement doit s’éloigner de ce cœur et donc accepter un accroissement de la volatilité de ses placements, ce qui veut dire que s’il veut gagner plus, il lui faut accepter de perdre de l’argent de temps en temps (la volatilité d’un placement, c’est tout simplement sa variation moyenne en pourcentage sur la période choisie).

Techniquement, il y a deux façons de s’éloigner du centre :

Soit l’investisseur s’en éloigne géographiquement en achetant par exemple des actions ou des obligations qui ne sont pas libellées dans sa monnaie (du style des obligations ou des actions brésiliennes). Plus il s’éloignera géographiquement du centre, plus sa position sera volatile, surtout s’il achète des actifs non liquides, une usine au Vietnam ayant plus de volatilité dans sa valeur que la même usine dans le bassin parisien, tandis qu’une action cotée au hors cote de Vancouver sera plus volatile que la plupart des sociétés du CAC 40…

Soit il s’en éloigne dans le temps, en achetant par exemple une obligation à trente ans qui sera beaucoup plus volatile qu’une obligation à cinq ans ou bien sûr que le cash. Donc, quand je gérais de l’argent, j’avais sur mon tableau de bord un indicateur de « cash » et deux boutons.

Le premier bouton me permettait de me positionner géographiquement. Au début d’une reprise, quand elle était encore hésitante, je me concentrais en actions au centre du système (USA, Allemagne, France). Ensuite, si je m’attendais à un « boom » mondial, je me précipitais aux frontières du système - du style Hong-Kong, Indonésie, Brésil, Philippines - où j’acquérais des actions. Le deuxième bouton me permettait de me positionner dans le temps.

Si je m’attendais à un boom, je m’achetais des actions et je vendais mes obligations. Par contre, si je pensais qu’une récession était sur le point d’arriver, je m’achetais des obligations d’Etat très longues au centre du système, en pratique soit des bunds (allemands), soit des T Bonds du Trésor américain, selon la valorisation relative de l’euro (DM) ou du dollar.

Donc je travaillais dans un système à trois dimensions, le cash (le présent), le temps étant la deuxième dimension, et la distance par rapport au centre la troisième. Hélas, tout ce bel édifice intellectuel ne me sert plus à rien. Derrière ma construction, il y avait en effet une hypothèse implicite qui vient de voler en éclats, et cette hypothèse était que le cash, c’est-à-dire la monnaie, allait continuer à être gérée de façon raisonnable par les banques centrales.

Or il n’en est rien …Dans l’ancien temps, avant la crise de 2009, la base monétaire de chaque pays était déterminée par les besoins de liquidités de l’économie tels qu’ils étaient évalués par la banque centrale et nous savions tous que le résultat, la base monétaire (le cash), allait varier dans des proportions « raisonnables ». Ce n’est plus le cas.

Au cœur du système aujourd’hui, les banques centrales ont mis un certain nombre d’actifs dont les prix ne sont pas autorisés à baisser, tant leur baisse aurait des effets cataclysmiques sur l’économie mondiale. Citons par exemple les obligations du gouvernement britannique, les obligations d’Etat ou hypothécaires aux USA, ou les obligations italiennes ou espagnoles en Euroland.

Les banques centrales ont de fait pris la décision d’acheter ces obligations en imprimant de l’argent, ce qui veut dire qu’elles imprimeront autant qu’il le sera nécessaire pour empêcher le prix de ces actifs de baisser et que je n’ai plus la moindre idée du montant de monnaie que la banque centrale va produire dans le futur (elle non plus d’ailleurs). Ce qui fait singulièrement baisser la confiance que j’avais dans le cash en tant qu’actif sans risque puisque sa production dévient potentiellement illimitée…Normalement, je devrais me précipiter sur l’or, mais il n’est pas impossible que ces politiques n’amènent à une déflation / dépression plutôt qu’à l’hyperinflation, et donc j’hésite…

Mais il y a pire.

Dans le système ancien, la volatilité du prix de l’actif me donnait une indication précieuse sur l’éloignement entre cet actif et le centre. Plus cet actif était volatil, plus loin du centre il était et donc plus « risqué. La volatilité était généralement acceptée comme une bonne indication du risque intrinsèque à chaque actif, ce qui me permettait de bâtir des portefeuilles « efficients », à la volatilité contrôlée. C’est devenu impossible…

En fixant le prix de certains actifs et donc en en fixant la volatilité, les banques centrales foutent de fait complètement en l’air ma « carte des risques » puisque prix et volatilités sont faussés à certains endroits et pas à d’autres. Risque et volatilité n’ont plus rien à voir…

Pour toute une série d’actifs, en particulier obligataires, la volatilité ne m’apporte plus aucune information… Je me retrouve comme le capitaine d’un bateau en haute mer qui n’aurait plus d’instruments de navigation en ordre de marche. En réalité, je n’ai plus de prix de marché pour les taux courts et pour les taux longs (sous le contrôle des banques centrales), et donc les variations des taux de change ne veulent plus rien dire non plus.
Mais le fait que la volatilité ait disparu ne veut pas dire que le risque ait disparu, bien au contraire. La banque centrale a cassé le thermomètre, cela ne veut pas dire que la fièvre est tombée … mais l’absence de thermomètre m’interdit de faire un diagnostic.

Résumons-nous.

Les banques centrales « masquent » un risque qui est loin d’avoir disparu. Quand ce risque réapparaîtra (il réapparaît toujours), les dégâts vont être énormes. A mon avis, la seule solution rationnelle est donc de se constituer des portefeuilles là où nous avons encore un marché libre, c’est-à-dire dans les marchés des actions. Ou pour faire simple, aujourd’hui un portefeuille volatil est sans doute le portefeuille le moins risqué. Acheter un portefeuille peu volatil (obligations d’Etat) est probablement la façon la plus certaine de se ruiner. Ce qui veut dire que l’investisseur doit être à 100 % en actions et accepter la volatilité inhérente à ce genre de placements. C’est là un résultat très paradoxal et qui va l’encontre de toute la science financière développée au cours des quarante dernières années, mais je crois que c’est la seule réponse rationnelle à ce que font les banques centrales.

J’avais appris à jouer au bridge. On me fait jouer au poker.

Les règles changent. Je change…Je n’aime pas, mais qu’y puis je ?

Charles Gave

 

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