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26/1/13 Charles Gave
    Combien me donnez-vous pour mon pot-au-feu ?

Beaucoup sans doute ne se sont jamais posé une question pourtant essentielle à quiconque veut comprendre l’évolution du monde : qu’est-ce qui donne de la valeur aux choses ? Pourquoi certains acceptent-ils de payer trois mille euros de plus pour une Mercedes que pour une Volvo alors que les deux voitures sont d’une qualité quasi identique ? Pourquoi certains préfèrent ils s’offrir une monture de lunettes de marque alors qu’ils pourraient au même prix s’en acheter dix chez le concurrent ? Pourquoi l’aigue marine que ma mère portait toujours a-t-elle beaucoup plus de valeur pour moi que la valeur marchande de la pierre ?

Cette question de la valeur a divisé les économistes pendant le 19e siècle et une bonne partie du XXe siècle. Au départ, avec Ricardo et ses successeurs, les économistes se sont fourvoyés : ils estimaient que leur rôle était de trouver une explication objective et mesurable à la valeur des choses. Dans leur esprit, la valeur devait être égale à la somme de la valeur des produits et services entrant dans le produit fini. L’exemple du pot-au-feu est éclairant. Dans un pot-au-feu, on met des carottes, des poireaux, des navets, des pommes de terre, de la viande…la valeur du pot-au-feu serait donc égale à la somme des valeurs de tous ses ingrédients. Et d’ou viendrait la valeur des carottes, des poireaux, de la viande, etc. ?

Eureka ! Du travail nécessaire pour faire pousser les légumes et élever le bœuf. Certes ! Mais le paysan n’a pas creusé la terre avec ses petits ongles, il a utilisé un tracteur et donc du capital. On ne peut pas produire des carottes, ou d’autres légumes, on ne peut pas élever des bœufs uniquement avec du travail : il faut aussi du capital.

Se pose alors la question : qu’est ce que le capital ? C’est le travail que les générations passées n’ont pas consommé, répondaient les disciples de Ricardo. Excellente idée. Une première remarque : si cette idée est juste, en empêchant la rémunération du capital, on spolie les générations futures et on consomme quelque chose que nous n’avons pas produit et donc on condamne au dénuement le plus total nos pauvres rejetons. Ce qui induit une question de fond : est-ce bien moral que de condamner à la misère des générations futures ? Si l’on regarde l’expérience des pays socialistes, le moindre doute n’est plus permis. La seule explication rationnelle aux désastres engendrés par les socialistes, c’est qu’ils ont essayé de nous affranchir de toute richesse, utile et inutile pour enfin nous libérer de ce matérialisme sordide que génère le capitalisme. La pauvreté la plus totale a suivi leur passage au pouvoir. De cela, il faut prendre acte si l’on veut rester lucide intellectuellement. Mais continuons notre démonstration et interrompons notre digression, puisque le pot au feu est servi et qu’il ne peut refroidir.

Si l’on utilise un tracteur pour faire pousser les carottes, les navets, les pommes de terre et pour transporter le fourrage nécessaire à l’alimentation des bœufs, quelle part de l’amortissement du tracteur revient à chacun des ingrédients du pot-au-feu ? Le tracteur, en effet, il faudra bien un jour le remplacer, afin que le paysan puisse continuer à travailler. Sans cette capacité d’amortir le matériel, le capital, c’est la dégringolade. Une dégringolade, parfois tragique…

Mais poussons plus loin le raisonnement : même si l’on pouvait calculer la « valeur travail » et la « valeur capital » de chacun des ingrédients entrant dans notre pot-au-feu, celui-ci pourrait n’avoir aucune valeur en termes économiques. Il faut en effet que des gens aient envie de pot-au-feu ! Se mettre à fabriquer des diligences dernier cri quand les chemins de fer se développaient n’aurait pas été très intelligent et n’aurait eu aucune valeur.

Pour faire simple, ce n’est pas en additionnant beaucoup de travail et beaucoup de capital que l’on aboutit à produire de la valeur. Or, toutes les économies socialistes ont été organisées et le sont encore selon la théorie de la « valeur travail ». Il y avait des légions de statisticiens qui, en URSS, s’épuisaient à additionner un millième de tracteur à un dixième d’engrais et un vingtième de travailleur pour déterminer la valeur de la carotte ! Et pendant près d’un siècle, cette erreur intellectuelle a été soutenue et continue de l’être contre vents et marées par toute la gauche et tous les syndicats français (confer l’hommage de Jean-Paul Sartre au marxisme, « horizon indépassable de la pensée humaine »).

En France aujourd’hui, il y a des milliers de braves citoyens qui travaillent au ministère de la Santé pour comptabiliser un dixième d’amortissement de l’hôpital avec un trentième du coût de formation d’un médecin et y ajouter ensuite le prix du coton hydrophile avant de conclure que la Sécurité sociale est en déficit. Le déficit de la Sécurité sociale ne veut strictement rien dire pour un économiste. Si le prix d’un bien ou d’un service fort désirable comme la santé est maintenu artificiellement à un niveau zéro, sa demande devient infinie…Comment en être surpris ? Il ne peut donc y avoir d’équilibre des comptes de la sécurité sociale dans son mode de fonctionnement actuel. Comme la répétait un de mes professeurs, toute société doit à un moment ou un à un autre choisir entre la main invisible d’Adam Smith (le marché) et le coup de pied fort violent de Joseph Staline (la contrainte étatique, le rationnement, la corruption, les gendarmes et le goulag).

L’ennui avec la théorie de la « valeur travail », c’est qu’elle paraît logique : un bien devrait se vendre à un prix qui couvre son coût de fabrication et permettre à ceux qui l’on produit de vivre décemment. Si la théorie de la « valeur travail » ou du « juste prix » ne tient pas devant la réalité, par où pèche-t-elle ? Les classiques voulaient partir de la valeur pour déterminer les prix. En réalité, il faut partir du prix pour déterminer la valeur. Chacun de nous, en effet, a une échelle des valeurs différentes de celle de son voisin. Chacun de nous, à partir de son revenu, considère qu’il peut vendre ou échanger un certain nombre de produits ou de services, à tout moment. Il y a donc, une infinité de « valeurs » qui se baladent dans le monde à chaque instant.

On est devant un univers de possibles. De temps en temps, miraculeusement, deux « valeurs » se rencontrent et un prix est arrêté. C’est alors que l’échange du bien ou du service à lieu. Ce prix fixe la valeur monétaire du bien à ce moment-là seulement. Ce qui n’a rien à voir avec la valeur subjective que chacun d’entre nous pourrait accorder à ce bien. C’est l’exemple de l’aigue marine de ma mère, que je ne vendrais pas pour tout l’or du monde. Pour la commodité de l’analyse et les calculs statistiques, le prix arrêté lors de cette transaction sera utilisé comme un substitut à la valeur et ce jusqu’à ce qu’une nouvelle transaction ait lieu. Et ainsi de suite. La valeur de notre pot-au-feu, c’est le prix auquel il est acheté, un jour précis par un tiers.

Tous ceux qui ont assisté à une vente aux enchères comprennent ce mécanisme. Personne, dans une vente aux enchères, n’achète s’il n’est persuadé, au moment où il fait son offre, que le prix qu’il paie est inférieur à la valeur du bien qu’il achète. « J’ai fait une bonne affaire », telle est la façon de résumer cette situation. Cette théorie de la valeur subjective, et en corollaire le prix objectif, fut mise en lumière par une école économique qu’il est convenu d’appeler l’école autrichienne, à la fin du XIXe et au début du XXe. Elle révolutionna la pensée économique.

Voilà pour la valeur, voilà pour le pot-au-feu. En revanche, pour la sécurité sociale, je ne peux rien proposer à ce stade.

Charles Gave
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