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7/12/11 Francesco Guerrera
 Lettre de Monsieur le Marché au président de la Banque centrale européenne :
                       Ne foirez pas ce coup-ci !

Cher Président Draghi,

Mon nom est Marché et je vous écris au sujet de la crise dans l'Union européenne. Je vous serais reconnaissant si vous pouviez partager cette lettre avec la chancelière Angela Merkel, le président Nicolas Sarkozy et le Premier ministre Mario Monti. La réunion de la B.C.E. et le sommet européen de jeudi et de vendredi vont déterminer le cours futur de l'union monétaire européenne.

Vous nous connaissez, mes amis et moi-même, par notre nom collectif d’«investisseurs». Plus de deux ans de tergiversations, d’occasions manquées et de fausses aurores ont conduit à la situation binaire actuelle : soit l'Europe se décide à agir cette semaine, soit nous assisterons à l’éclatement de la zone euro, avec la perspective d'une récession mondiale.

Peut-être, comme certains l'ont suggéré, cette situation « ça passe ou ça casse » est-elle exactement celle à laquelle la B.C.E. et l'Allemagne - le pays susceptible de récolter la facture pour les excès des cigales - veulent en venir. Pousser l'Europe au bord du gouffre - c’est l'argument qui circule - serait la seule façon pour la banque centrale et les sobres payeurs de Berlin de justifier une opération de sauvetage coûteuse auprès du rude travailleur et du contribuable bourgeois allemands.

Certes, Monsieur le président Draghi, je peux comprendre un raisonnement pervers et irrationnel. Je suis, après tout, Monsieur le Marché. Mais cette logique me paraît étrange. Il me semble que s'engager dans un pari sur la peur, compte tenu des immenses enjeux pour le plus grand bloc économique du monde, n'est pas ce que les décideurs politiques de l'UE devraient faire en ce moment. Que faire si votre timing n’est pas le bon et que les investisseurs perdent leur sang-froid avant que vous ayez eu le temps de transformer les nombreux intérêts contradictoires des uns et des autres en une solution cohérente et applicable ?

Ce que nous avons vu ces dernières semaines, lorsque les rendements des obligations d'État italiennes, françaises et même allemandes ont augmenté et que les banques européennes ont eu du mal à se financer, a été un remake effrayant du film d'horreur qu’une telle erreur de calcul peut produire. C'est pourquoi les journées de jeudi et de vendredi doivent mettre un terme au psychodrame européen.

Tout se ramène à un plan concret, comme vous le voyez. Le double-message que vous avez adressé au marché - à savoir une intégration fiscale plus étroite, surveillée avec une précision teutonique, et qui serait couplée avec la promesse de l’intervention de la B.C.E. pour maintenir les rendements obligataires dans une fourchette raisonnable - ne pourra fonctionner que si, et seulement si mes amis investisseurs et moi-même y croient. (1)

Laissez-moi vous expliquer. La feuille de route de l'Europe pour le respect de ses règles budgétaires est aussi crédible que la promesse de monogamie de Charlie Sheen. Alors le fait de promettre que les pays de l'UE qui s'écarteront de la discipline budgétaire seront punis, comme Mme Merkel et M. Sarkozy l’ont déclaré lundi, ne va pas suffire à nous rassurer.

L'histoire troublée de l'Europe pourrait compliquer encore les choses. Si Berlin devient à la fois procureur et juge pour repérer et punir les pays prodigues, certaines nations pourraient ne pas apprécier l'idée d'asservir leur souveraineté fiscale à la règle allemande. En fait, invoquer la réputation de l'Allemagne pour la poser en gardien de tout accord pourrait ne pas apaiser les nerfs des investisseurs. (2)

Quand il s'agit de l'Europe, le bilan de l'Allemagne est plus celui de Skoda que de Mercedes. Si ma mémoire est bonne, en 2003, c’est bien l'Allemagne (et la France aussi) qui a enfreint le «pacte de stabilité et de croissance», un ensemble de règles à l'échelle de l'UE qui est considéré comme un précédent à l'accord débattu cette semaine. Les deux pays ont échappé à la punition parce qu'ils ont persuadé, en les intimidant, les autres membres de la zone euro de leur accorder un blanc-seing.

Quant au deuxième volet du plan d’intervention de la B.C.E. sur les marchés obligataires qui est discuté en ce moment, votre institution, Monsieur le Président, est dans une impasse. Seul un engagement de la B.C.E. d’acheter des obligations des pays de l'UE en difficulté pendant aussi longtemps que nécessaire pourra convaincre les investisseurs que vous prenez des mesures décisives. Mais une telle garantie globale est précisément ce que Mme Merkel et d'autres veulent éviter, car ils en craignent les coûts politiques et financiers.

L'idée plus limitée que la B.C.E. pourrait établir un «plafond» du rendement de certaines obligations souveraines à travers son intervention est également problématique car elle risque de fausser le marché des capitaux. Je ne peux pas trouver d’exemple récent d'une banque centrale qui plafonnerait artificiellement le rendement d'un actif librement échangé (la Suisse a promis de freiner la hausse de sa monnaie, mais c’est un vœu pieux). Et il est difficile de comprendre pourquoi les investisseurs voudraient acheter des titres dont les rendements seraient rabougris par les autorités monétaires. La réalité est que les investisseurs ne reviendront pas tant qu’ils ne seront pas convaincus que l'euro ne va pas couler. Le risque de noyade est si élevé que peu d’investisseurs veulent tremper leurs pieds dans l'eau. (3)

Comme vous êtes engagé dans une série de réunions cruciales en ce moment, Président Draghi, il semble opportun de rappeler à vos collègues et à vous-même une exhortation souvent entendue à ceux qui veulent joindre Goldman Sachs & Co, votre alma mater : « Ne foirez pas !»

Francesco Guerrera

Notes du traducteur :

(1) L’idée d’imposer des amendes aux pays ne respectant pas la discipline budgétaire est celle de technocrates qui font fi des lois d’airain du marché. Le rendement des obligations est inversement proportionnel au risque encouru. Il n’y a pas besoin de sanction administrative, le marché s’en charge tout seul. C’est lui le meilleur garant de la discipline budgétaire. Il en va de même pour l’idée farfelue de « plafonnement » des obligations par l’intervention « divine » de la B.C.E. Ces solutions loufoques montrent bien l’emprise sur l’Europe d’une technocratie qui ne comprend rien aux lois du marché. C’est ce même journaliste, Francesco Guerrera, qui a donné le signal d’alarme après l’interdiction des « naked credit default swaps » dans la zone euro. Les investisseurs floués sont partis. Relire son article sur ce site.

(2) L’intervention décisive de l’Allemagne pour sauver la zone euro est mal vécue par certains qui y voient la main de Bismarck. Quoi que fasse ce pays, les autres le lui reprocheront toujours. Ce n’est pas à la fourmi de donner des leçons de vertu aux cigales ! Ces dernières en font le bouc-émissaire idéal de toutes leurs erreurs. Athènes, qui est soutenue à bout de bras par Berlin, ne se gêne pas pour alimenter une polémique inutile, tout comme certains à gauche, en France. Il incombait à chacun de faire le ménage dans son État-providence dispendieux. Malheureusement, les Européens ne l’ont pas fait pendant dix ans. C’est trop tard maintenant. Les investisseurs bernés sont partis et ne reviendront pas.

(3) Après chaque sommet de la « dernière chance », le marché a rebondi le lendemain avant de sombrer le surlendemain quand il a pris connaissance dans le détail du plan en question. Il ne pourra en être autrement cette fois-ci car les politiques racontent toujours à leurs électeurs que l’État-providence ne sera pas touché. Comme l’a indiqué Claude Reichman, il faut baisser de 20% les dépenses publiques pour sauver notre pays d’une banqueroute qui se rapproche dangereusement avec la baisse de deux crans de notre notation annoncée par l’agence Standard & Poor’s. Aucun candidat à l’élection présidentielle ne comprend cela. Il manque cruellement un « Tea party » en France pour tailler à la hache dans les dépenses publiques. Si la réforme ne vient pas de nous, elle se fera néanmoins de l’extérieur sous l’égide du F.M.I. dirigé par notre ex-ministre des finances. Un comble ! « Nous aurons la guerre et le déshonneur », comme le déclara Winston Churchill après le sommet raté de Munich en 1936.


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