Euro : pour un divorce à l’amiable ! 
	 
	Un autre mois, un autre Euro-sommet ayant échoué - le dix-septième depuis 
	deux ans et le début de la crise grecque, selon Reuters. Le sommet de lundi 
	n’a pas non plus trouvé de chemin d’entente entre nos politiques sur la 
	croissance ou même sur les détails pratiques d’un nouveau pacte d’austérité. 
	Angela Merkel tenait bon et semblait vouloir embarrasser son monde avec un 
	plan visant à imposer des euros de 2ème classe à la Grèce et aux autres pays 
	débiteurs. Les marchés financiers en ont donc conclu que le Portugal serait 
	inévitablement le suivant après la Grèce. L’apothéose ayant été atteinte 
	quand Mme Merkel a annoncé son « baiser de la mort » à Nicolas Sarkozy en 
	proclamant qu’elle ferait campagne pour lui à l’élection française de mai. 
	Compte tenu de ce fatras d’incompétences, les États-Unis, la 
	Grande-Bretagne et la Chine s’inquiètent à juste titre des dommages 
	collatéraux que l’éclatement de la zone euro pourrait susciter. Que faire ? 
	Pour ma part, j’ai tendance à penser que « la vérité doit parler». Les 
	dirigeants européens – et en particulier Merkozy – ont besoin de comprendre 
	qu’il existe trois conditions minimales nécessaires pour sauver l’euro. Il y 
	a un an, cet avis aurait été donné en vain. Les hommes politiques européens 
	et les marchés étaient en effet persuadés que le problème de l’euro était 
	plus ou moins, résolu. C’est maintenant difficile à comprendre, mais en 
	janvier 2011la plupart des commentateurs du marché et les investisseurs 
	croyaient sincèrement qu’un seul autre pays, le Portugal, aurait besoin 
	d’être secouru après les plans de sauvetage grec et irlandais. Au-delà, les 
	politiciens européens avaient eux-mêmes réussi à convaincre, quoique 
	brièvement, les marchés financiers qu’il y avait maintenant une couche 
	imperméable “pare-feu» autour de l’Espagne et de l’Italie, pour ne pas 
	parler de la France. Comme preuve de cette complaisance, en février dernier 
	la Banque centrale européenne a pris la décision étonnante de relever les 
	taux d’intérêt quand ils auraient dû être abaissés si le cahier des charges 
	avait été suivi. Cette bévue politique étonnante a agi comme un accélérateur 
	d’incendie autour des problèmes de l’Europe. 
	 
	Mais la situation est complètement différente aujourd’hui. Les décideurs 
	européens ont été sévèrement châtiés. Sarkozy se bat pour conserver une 
	existence politique et l’arrogance oligarchique de Jean-Claude Trichet a été 
	remplacée par le pragmatisme de Mario Draghi à la BCE. L’erreur fatale dans 
	le projet de l’euro, que les sceptiques, dont Charles Gave fait partie, 
	avaient soulignée il ya 20 ans, est désormais universellement reconnue, du 
	moins en dehors de la Chancellerie allemande. Une monnaie unique exige une 
	politique budgétaire unique et une seule politique fiscale. De même, il est 
	nécessaire d’avoir une autorité politique unique. En bref, la zone euro doit 
	se transformer en une fédération à part entière, les États-Unis d’Europe. 
	 
	La création d’une fédération européenne est évidemment totalement 
	inconcevable pour les Britanniques ou les Anglo-Saxons, mais leur 
	scepticisme a peut-être tort. Le fédéralisme est un objectif assez populaire 
	dans des pays comme la Grèce et l’Italie, dont la fierté nationale est liée 
	à la culture, l’art, la nourriture et l’histoire plus qu’à leurs 
	gouvernements ou leurs institutions politiques. En fait, il existe à mon 
	sens seulement deux grands pays en Europe avec une forte tradition de 
	souveraineté politique et d’indépendance, mais malheureusement, ils sont les 
	deux plus important (voir plus loin). Et le fédéralisme a toujours été 
	l’intention des pères fondateurs de l’Europe. Ce n’est pas par hasard que le 
	célèbre préambule de la Constitution des États-Unis - «Nous le Peuple, en 
	vue de former une Union plus parfaite … » - trouve un écho dans la 
	première phrase du traité de Rome : «Déterminés à établir les bases d’une 
	union plus étroite entre les peuples de l’Europe … ». Le problème - et 
	c’est maintenant l’essence même de la crise de l’euro - est de définir ce 
	que cette «union toujours plus étroite» devrait signifier. 
	 
	Trois aspects du fédéralisme sont des conditions nécessaires pour la survie 
	de l’euro: 
	- Le fédéralisme fiscal, ce qui signifie un certain 
	degré de responsabilité collective pour les dettes souveraines; 
	- Le fédéralisme politique, ce qui signifie un 
	certain degré de contrôle centralisé sur les impôts et les dépenses; 
	- Le fédéralisme monétaire, ce qui signifie un 
	contrôle politique sur les objectifs, mais pas nécessairement les opérations 
	quotidiennes, d’une banque centrale, dont l’une des fonctions principales 
	doit être de soutenir un marché sain par des mesures gouvernementales.  
	Toutes ces conditions pourraient encore ne pas être suffisantes pour la 
	survie de l’euro, car elles ne seraient pas capables pour autant de garantir 
	la compétitivité ou la croissance économique, mais au moins elles 
	donneraient à l’euro une chance de survivre au combat. 
	Si ces trois aspects venaient à être reconnus, ils impliqueraient quatre 
	scénarii pour l’avenir de l’euro. 
	 
	Dans le meilleur des cas, les gouvernements de la zone euro seraient 
	d’accord pour un traité à grande échelle fédérale, incorporant non seulement 
	le fédéralisme politique exigé par l’Allemagne, mais aussi les obligations 
	européennes conjointement garanties et le contrôle politique de la BCE, ce 
	que l’Allemagne refuse de discuter. Un tel accord global est aujourd’hui 
	irréaliste en raison de la résistance allemande, mais si Mme Merkel veut 
	vraiment éviter que l’euro s’effondre, l’Europe devra tituber dans cette 
	direction au cours des prochaines années. Une telle période de transition à 
	long terme sera très instable pour tous et n’est pas souhaitable. Chaque 
	fois que les conditions s’amélioreront, un glissement politique se fera dans 
	les Etats du sud et les pressions allemandes déclencheront de nouvelles 
	crises. Chaque fois que les conditions économiques se détérioreront, le 
	désespoir forcera les pays débiteurs à réexaminer leurs options, tandis que 
	l’Allemagne de son côté intensifiera son intimidation politique. Ainsi, dans 
	le meilleur scénario on s’oriente vers une sorte de crise récurrente, suivie 
	par de nouveaux plans de sauvetage, de périodes de secours, oscillant entre 
	un excès d’optimisme et des glissements politiques, des objectifs manqués ou 
	de nouvelles paniques sur les marchés, ad libitum.  
	Autre scénario. Considérons maintenant le pire des cas. Si Mme Merkel 
	réussit à imposer son traité unilatéral au reste de l’Europe et si ses 
	exigences dans ce traité sont prises à la lettre, alors l’euro va sûrement 
	s’effondrer. Dans le cas improbable où ce traité Merkel serait ratifié et 
	mis en vigueur, la Grèce et les autres débiteurs seraient condamnés à 
	l’austérité sans fin et les Allemands deviendraient 
	les nouveaux colonisateurs économiques, sans avantages réciproques, puisque 
	les garanties de dettes communes ou d’assouplissement monétaire ont été 
	spécifiquement exclues. Si un accord de ce type est effectivement mis en 
	œuvre, les protestations des peuples deviendraient si puissantes que des 
	pays comme la Grèce seraient contraints de quitter l’euro. Une fois que cela 
	serait survenu, l’euro serait passé d’une union monétaire «irrévocable» à un 
	taux de change fixe temporaire. 
	 
	Si les épargnants grecs perdent la moitié de leur épargne quand leurs 
	anciens euros seront convertis en drachmes nouveaux, les citoyens du 
	Portugal, d’Espagne et l’Italie n’attendront pas les bras croisés le jour ou 
	ils devront à leurs tours subir un sort similaire. Tous les épargnants de 
	ces pays retireront immédiatement des marchés des milliards d’euros hors de 
	l’Espagne et de l’Italie, une fuite des capitaux qui deviendra trop 
	puissante, même pour la BCE, qui ne pourra y résister. Et une fois que 
	l’Italie et l’Espagne seront sorties de l’euro, la France suivra, avec des 
	émeutes à prévoir chez les agriculteurs français contre les tomates 
	dévaluées, dans les usines françaises de Renault (inférieures en rentabilité 
	de 30% par rapport aux mêmes usines espagnoles de Renault etc.). Cet effet 
	domino serait la forme la plus chaotique et la plus destructrice du scenario 
	de sortie de la zone euro, et il n’est pas souhaitable. 
	 
	Pourtant, de nombreux hommes politiques allemands et des dirigeants 
	d’entreprises ne parviennent pas à comprendre cette dynamique et continuent 
	de prôner ouvertement l’expulsion de la Grèce et d’autres pays «faibles», 
	estimant que cela permettrait de renforcer l’euro, plutôt que de le 
	détruire. 
	 
	Le malentendu généralisé de la finance en Allemagne nous amène à un 
	troisième scénario, entre le meilleur et le pire. Au lieu d’accepter 
	humblement le traité allemand bancal tel que proposé, les autres membres de 
	l’euro pourraient tourner les viseurs vers Merkel. Ils pourraient s’entendre 
	entre eux sur un traité correctement équilibré, fédéral, et le présenter à 
	Angela Merkel avec un ultimatum: Si l’Allemagne veut rester dans la zone 
	euro, ce doit être à des conditions acceptables pour les autres membres, ou 
	bien ils pourraient tous sortir. Et si Merkel ne donne pas son accord pour 
	le nouveau traité, pourquoi ne pas pousser le schéma jusqu’au bout et créer 
	vraiment les conditions qui le rendraient vraiment inacceptable pour 
	l’Allemagne? Allons-y : votons la possibilité de monétiser les dettes 
	publiques sans limite et de s’entendre sur la création d’euro-obligations 
	garanties conjointement par la France, Italie, Espagne et les autres pays 
	qui le souhaiteraient ? L’Allemagne n’aime pas cette politique? Que Merkel 
	vote contre elle, et les Bundesbankers, au Conseil de la BCE, pourraient 
	démissionner, mais ils ne pourraient pas empêcher les autres pays membres de 
	l’euro d’aller de l’avant.  
	Un euro sans l’Allemagne serait immédiatement dévalué, fortement dévalué 
	même, mais cela permettrait aussi de soulager quelques-uns des facteurs de 
	compétitivité et de générer de l’inflation pour alléger le fardeau des 
	dettes publiques. Du point de vue économique, il serait beaucoup plus proche 
	d’une zone monétaire optimale homogène, puisque c’est l’Allemagne qui a 
	d’énormes excédents commerciaux avec tous les autres membres, c’est elle 
	aussi qui refuse de traiter les questions de la dette conjointement garantie 
	et qui refuse les transferts fiscaux, c’est elle encore qui empêche la BCE 
	de monétiser et de soutenir les marchés des obligations d’État, et c’est 
	elle enfin qui refuse d’assouplir sa propre politique fiscale pour soutenir 
	la croissance. Bref, le pays qui est à l’origine de tous les plus grands 
	problèmes pour la zone euro n’est pas la Grèce, le Portugal ou l’Italie. 
	C’est l’Allemagne. Et quand Mme Merkel dit qu’elle va «faire tout ce qu’il 
	faut» pour sauver l’euro, elle veut dire qu’elle fera tout ce qu’il faut en 
	dehors de toutes les choses qui fonctionnent réellement.  
	Sortir l’Allemagne de l’euro serait beaucoup moins perturbant que 
	l’expulsion de la Grèce, l’Espagne, l’Italie et la France, car cela ne 
	déclencherait pas de fuites de capitaux ou d’effets dominos. Le seul 
	problème majeur serait les pertes des banques allemandes sur leurs avoirs en 
	obligations libellées en euros, ce qui obligerait le gouvernement allemand à 
	recapitaliser la plupart des banques. Mais les contribuables pourraient voir 
	cela comme un petit prix à payer en comparaison de ce que pourrait être la 
	garantie des dettes nationales italiennes et françaises. 
	 
	À l’heure actuelle, l’expulsion de l’Allemagne de l’euro est inconcevable 
	parce que ce serait rompre l’alliance franco-allemande. Pourtant, la France 
	serait la grande gagnante d’une telle décision. Avec l’Allemagne hors de 
	l’euro, la France ne serait plus obligée de jouer les seconds violons et 
	serait plutôt devenue le leader incontesté de la zone euro et, le patron de 
	l’UE dans son ensemble. 
	 
	Cependant – et peut-être dès que l’élection présidentielle française de mai 
	aura eu lieu - les élites allemandes et françaises vont se rendre compte que 
	l’Union européenne a été construite sur une grande illusion: l’idée qu’une «union 
	toujours plus étroite » pourrait satisfaire à la fois l’Allemagne et la 
	France. L’élite allemande a estimé que la Fédération européenne finirait par 
	être régie par des règles allemandes, parce que le modèle allemand est 
	évidemment plus fort, plus droit, plus solide que sa version française. 
	Aujourd’hui, tous les Allemands croient à cette vérité plus fermement que 
	jamais par le passé. Les Français, d’autre part, étaient également 
	convaincus qu’ils s’imposeraient à la Fédération européenne, car ils 
	seraient plus malins, plus souples et plus rusés. Mais comme souvent, plus 
	l’union devient « étroite », plus ces deux visions apparaissent comme 
	incompatibles.  
	Ce qui nous amène, enfin, la quatrième option pour l’euro – un divorce à 
	l’amiable. L’euro a été créé comme un panier de monnaies, l’écu. Pourquoi ce 
	processus ne pourrait-il pas être inversé ? Peut-être pas dans les prochains 
	mois, car cela risquerait de provoquer de graves perturbations économiques, 
	mais d’ici à 2014 ce serait tout à fait possible. Suivant les tendances 
	actuelles, le système financier européen est en cours de renationalisation. 
	Les banques ont réduit de façon draconienne leurs prêts transfrontaliers, 
	dont la plupart passent par la BCE. En conséquence, passifs et actifs 
	bancaires sont appariés au sein de chaque nation. L’emprunt souverain est 
	également en voie de renationalisation : comme les Allemands, les banques et 
	les épargnants européens ne vont plus acheter des obligations en Italie ou 
	en Espagne. Les entreprises transeuropéennes se préparent à une rupture 
	possible de l’euro par la restructuration de leurs finances internes pour 
	créer des haies naturelles. Si Fiat a 60% de ses actifs en Italie, c’est là 
	que s’opère le transfert progressif de ses emprunts auprès des banques. 
	Après un an ou deux de cette renationalisation financière, l’euro pourrait 
	être remis dans un panier, avec la plupart des engagements transfrontaliers 
	passés à la BCE. Les gains et les pertes provenant d’une rupture de la zone 
	euro pourraient ensuite être partagés entre les gouvernements européens, 
	dans une négociation politique du type de celle qui fut menée à plusieurs 
	reprises par le Club de Paris, après l’éclatement de l’Union soviétique et 
	du Comecon. 
	 
	Enfin, ce jour béni pourrait alors avoir lieu, ce jour où nous pourrons dire 
	: « Oui, il y a eu un sommet européen réussi » ! 
	 
	Anatole Kaletsky  |