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9/2/12 Anatole Kaletsky
              Euro : pour un divorce à l’amiable !

Un autre mois, un autre Euro-sommet ayant échoué - le dix-septième depuis deux ans et le début de la crise grecque, selon Reuters. Le sommet de lundi n’a pas non plus trouvé de chemin d’entente entre nos politiques sur la croissance ou même sur les détails pratiques d’un nouveau pacte d’austérité. Angela Merkel tenait bon et semblait vouloir embarrasser son monde avec un plan visant à imposer des euros de 2ème classe à la Grèce et aux autres pays débiteurs. Les marchés financiers en ont donc conclu que le Portugal serait inévitablement le suivant après la Grèce. L’apothéose ayant été atteinte quand Mme Merkel a annoncé son « baiser de la mort » à Nicolas Sarkozy en proclamant qu’elle ferait campagne pour lui à l’élection française de mai.

Compte tenu de ce fatras d’incompétences, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la Chine s’inquiètent à juste titre des dommages collatéraux que l’éclatement de la zone euro pourrait susciter. Que faire ? Pour ma part, j’ai tendance à penser que « la vérité doit parler». Les dirigeants européens – et en particulier Merkozy – ont besoin de comprendre qu’il existe trois conditions minimales nécessaires pour sauver l’euro. Il y a un an, cet avis aurait été donné en vain. Les hommes politiques européens et les marchés étaient en effet persuadés que le problème de l’euro était plus ou moins, résolu. C’est maintenant difficile à comprendre, mais en janvier 2011la plupart des commentateurs du marché et les investisseurs croyaient sincèrement qu’un seul autre pays, le Portugal, aurait besoin d’être secouru après les plans de sauvetage grec et irlandais. Au-delà, les politiciens européens avaient eux-mêmes réussi à convaincre, quoique brièvement, les marchés financiers qu’il y avait maintenant une couche imperméable “pare-feu» autour de l’Espagne et de l’Italie, pour ne pas parler de la France. Comme preuve de cette complaisance, en février dernier la Banque centrale européenne a pris la décision étonnante de relever les taux d’intérêt quand ils auraient dû être abaissés si le cahier des charges avait été suivi. Cette bévue politique étonnante a agi comme un accélérateur d’incendie autour des problèmes de l’Europe.

Mais la situation est complètement différente aujourd’hui. Les décideurs européens ont été sévèrement châtiés. Sarkozy se bat pour conserver une existence politique et l’arrogance oligarchique de Jean-Claude Trichet a été remplacée par le pragmatisme de Mario Draghi à la BCE. L’erreur fatale dans le projet de l’euro, que les sceptiques, dont Charles Gave fait partie, avaient soulignée il ya 20 ans, est désormais universellement reconnue, du moins en dehors de la Chancellerie allemande. Une monnaie unique exige une politique budgétaire unique et une seule politique fiscale. De même, il est nécessaire d’avoir une autorité politique unique. En bref, la zone euro doit se transformer en une fédération à part entière, les États-Unis d’Europe.

La création d’une fédération européenne est évidemment totalement inconcevable pour les Britanniques ou les Anglo-Saxons, mais leur scepticisme a peut-être tort. Le fédéralisme est un objectif assez populaire dans des pays comme la Grèce et l’Italie, dont la fierté nationale est liée à la culture, l’art, la nourriture et l’histoire plus qu’à leurs gouvernements ou leurs institutions politiques. En fait, il existe à mon sens seulement deux grands pays en Europe avec une forte tradition de souveraineté politique et d’indépendance, mais malheureusement, ils sont les deux plus important (voir plus loin). Et le fédéralisme a toujours été l’intention des pères fondateurs de l’Europe. Ce n’est pas par hasard que le célèbre préambule de la Constitution des États-Unis - «Nous le Peuple, en vue de former une Union plus parfaite … » - trouve un écho dans la première phrase du traité de Rome : «Déterminés à établir les bases d’une union plus étroite entre les peuples de l’Europe … ». Le problème - et c’est maintenant l’essence même de la crise de l’euro - est de définir ce que cette «union toujours plus étroite» devrait signifier.

Trois aspects du fédéralisme sont des conditions nécessaires pour la survie de l’euro:
- Le fédéralisme fiscal, ce qui signifie un certain degré de responsabilité collective pour les dettes souveraines;
- Le fédéralisme politique, ce qui signifie un certain degré de contrôle centralisé sur les impôts et les dépenses;
- Le fédéralisme monétaire, ce qui signifie un contrôle politique sur les objectifs, mais pas nécessairement les opérations quotidiennes, d’une banque centrale, dont l’une des fonctions principales doit être de soutenir un marché sain par des mesures gouvernementales.

Toutes ces conditions pourraient encore ne pas être suffisantes pour la survie de l’euro, car elles ne seraient pas capables pour autant de garantir la compétitivité ou la croissance économique, mais au moins elles donneraient à l’euro une chance de survivre au combat.
Si ces trois aspects venaient à être reconnus, ils impliqueraient quatre scénarii pour l’avenir de l’euro.

Dans le meilleur des cas, les gouvernements de la zone euro seraient d’accord pour un traité à grande échelle fédérale, incorporant non seulement le fédéralisme politique exigé par l’Allemagne, mais aussi les obligations européennes conjointement garanties et le contrôle politique de la BCE, ce que l’Allemagne refuse de discuter. Un tel accord global est aujourd’hui irréaliste en raison de la résistance allemande, mais si Mme Merkel veut vraiment éviter que l’euro s’effondre, l’Europe devra tituber dans cette direction au cours des prochaines années. Une telle période de transition à long terme sera très instable pour tous et n’est pas souhaitable. Chaque fois que les conditions s’amélioreront, un glissement politique se fera dans les Etats du sud et les pressions allemandes déclencheront de nouvelles crises. Chaque fois que les conditions économiques se détérioreront, le désespoir forcera les pays débiteurs à réexaminer leurs options, tandis que l’Allemagne de son côté intensifiera son intimidation politique. Ainsi, dans le meilleur scénario on s’oriente vers une sorte de crise récurrente, suivie par de nouveaux plans de sauvetage, de périodes de secours, oscillant entre un excès d’optimisme et des glissements politiques, des objectifs manqués ou de nouvelles paniques sur les marchés, ad libitum.

Autre scénario. Considérons maintenant le pire des cas. Si Mme Merkel réussit à imposer son traité unilatéral au reste de l’Europe et si ses exigences dans ce traité sont prises à la lettre, alors l’euro va sûrement s’effondrer. Dans le cas improbable où ce traité Merkel serait ratifié et mis en vigueur, la Grèce et les autres débiteurs seraient condamnés à l’austérité sans fin et les Allemands deviendraient les nouveaux colonisateurs économiques, sans avantages réciproques, puisque les garanties de dettes communes ou d’assouplissement monétaire ont été spécifiquement exclues. Si un accord de ce type est effectivement mis en œuvre, les protestations des peuples deviendraient si puissantes que des pays comme la Grèce seraient contraints de quitter l’euro. Une fois que cela serait survenu, l’euro serait passé d’une union monétaire «irrévocable» à un taux de change fixe temporaire.

Si les épargnants grecs perdent la moitié de leur épargne quand leurs anciens euros seront convertis en drachmes nouveaux, les citoyens du Portugal, d’Espagne et l’Italie n’attendront pas les bras croisés le jour ou ils devront à leurs tours subir un sort similaire. Tous les épargnants de ces pays retireront immédiatement des marchés des milliards d’euros hors de l’Espagne et de l’Italie, une fuite des capitaux qui deviendra trop puissante, même pour la BCE, qui ne pourra y résister. Et une fois que l’Italie et l’Espagne seront sorties de l’euro, la France suivra, avec des émeutes à prévoir chez les agriculteurs français contre les tomates dévaluées, dans les usines françaises de Renault (inférieures en rentabilité de 30% par rapport aux mêmes usines espagnoles de Renault etc.). Cet effet domino serait la forme la plus chaotique et la plus destructrice du scenario de sortie de la zone euro, et il n’est pas souhaitable.

Pourtant, de nombreux hommes politiques allemands et des dirigeants d’entreprises ne parviennent pas à comprendre cette dynamique et continuent de prôner ouvertement l’expulsion de la Grèce et d’autres pays «faibles», estimant que cela permettrait de renforcer l’euro, plutôt que de le détruire.

Le malentendu généralisé de la finance en Allemagne nous amène à un troisième scénario, entre le meilleur et le pire. Au lieu d’accepter humblement le traité allemand bancal tel que proposé, les autres membres de l’euro pourraient tourner les viseurs vers Merkel. Ils pourraient s’entendre entre eux sur un traité correctement équilibré, fédéral, et le présenter à Angela Merkel avec un ultimatum: Si l’Allemagne veut rester dans la zone euro, ce doit être à des conditions acceptables pour les autres membres, ou bien ils pourraient tous sortir. Et si Merkel ne donne pas son accord pour le nouveau traité, pourquoi ne pas pousser le schéma jusqu’au bout et créer vraiment les conditions qui le rendraient vraiment inacceptable pour l’Allemagne? Allons-y : votons la possibilité de monétiser les dettes publiques sans limite et de s’entendre sur la création d’euro-obligations garanties conjointement par la France, Italie, Espagne et les autres pays qui le souhaiteraient ? L’Allemagne n’aime pas cette politique? Que Merkel vote contre elle, et les Bundesbankers, au Conseil de la BCE, pourraient démissionner, mais ils ne pourraient pas empêcher les autres pays membres de l’euro d’aller de l’avant.

Un euro sans l’Allemagne serait immédiatement dévalué, fortement dévalué même, mais cela permettrait aussi de soulager quelques-uns des facteurs de compétitivité et de générer de l’inflation pour alléger le fardeau des dettes publiques. Du point de vue économique, il serait beaucoup plus proche d’une zone monétaire optimale homogène, puisque c’est l’Allemagne qui a d’énormes excédents commerciaux avec tous les autres membres, c’est elle aussi qui refuse de traiter les questions de la dette conjointement garantie et qui refuse les transferts fiscaux, c’est elle encore qui empêche la BCE de monétiser et de soutenir les marchés des obligations d’État, et c’est elle enfin qui refuse d’assouplir sa propre politique fiscale pour soutenir la croissance. Bref, le pays qui est à l’origine de tous les plus grands problèmes pour la zone euro n’est pas la Grèce, le Portugal ou l’Italie. C’est l’Allemagne. Et quand Mme Merkel dit qu’elle va «faire tout ce qu’il faut» pour sauver l’euro, elle veut dire qu’elle fera tout ce qu’il faut en dehors de toutes les choses qui fonctionnent réellement.

Sortir l’Allemagne de l’euro serait beaucoup moins perturbant que l’expulsion de la Grèce, l’Espagne, l’Italie et la France, car cela ne déclencherait pas de fuites de capitaux ou d’effets dominos. Le seul problème majeur serait les pertes des banques allemandes sur leurs avoirs en obligations libellées en euros, ce qui obligerait le gouvernement allemand à recapitaliser la plupart des banques. Mais les contribuables pourraient voir cela comme un petit prix à payer en comparaison de ce que pourrait être la garantie des dettes nationales italiennes et françaises.

À l’heure actuelle, l’expulsion de l’Allemagne de l’euro est inconcevable parce que ce serait rompre l’alliance franco-allemande. Pourtant, la France serait la grande gagnante d’une telle décision. Avec l’Allemagne hors de l’euro, la France ne serait plus obligée de jouer les seconds violons et serait plutôt devenue le leader incontesté de la zone euro et, le patron de l’UE dans son ensemble.

Cependant – et peut-être dès que l’élection présidentielle française de mai aura eu lieu - les élites allemandes et françaises vont se rendre compte que l’Union européenne a été construite sur une grande illusion: l’idée qu’une «union toujours plus étroite » pourrait satisfaire à la fois l’Allemagne et la France. L’élite allemande a estimé que la Fédération européenne finirait par être régie par des règles allemandes, parce que le modèle allemand est évidemment plus fort, plus droit, plus solide que sa version française. Aujourd’hui, tous les Allemands croient à cette vérité plus fermement que jamais par le passé. Les Français, d’autre part, étaient également convaincus qu’ils s’imposeraient à la Fédération européenne, car ils seraient plus malins, plus souples et plus rusés. Mais comme souvent, plus l’union devient « étroite », plus ces deux visions apparaissent comme incompatibles.

Ce qui nous amène, enfin, la quatrième option pour l’euro – un divorce à l’amiable. L’euro a été créé comme un panier de monnaies, l’écu. Pourquoi ce processus ne pourrait-il pas être inversé ? Peut-être pas dans les prochains mois, car cela risquerait de provoquer de graves perturbations économiques, mais d’ici à 2014 ce serait tout à fait possible. Suivant les tendances actuelles, le système financier européen est en cours de renationalisation. Les banques ont réduit de façon draconienne leurs prêts transfrontaliers, dont la plupart passent par la BCE. En conséquence, passifs et actifs bancaires sont appariés au sein de chaque nation. L’emprunt souverain est également en voie de renationalisation : comme les Allemands, les banques et les épargnants européens ne vont plus acheter des obligations en Italie ou en Espagne. Les entreprises transeuropéennes se préparent à une rupture possible de l’euro par la restructuration de leurs finances internes pour créer des haies naturelles. Si Fiat a 60% de ses actifs en Italie, c’est là que s’opère le transfert progressif de ses emprunts auprès des banques. Après un an ou deux de cette renationalisation financière, l’euro pourrait être remis dans un panier, avec la plupart des engagements transfrontaliers passés à la BCE. Les gains et les pertes provenant d’une rupture de la zone euro pourraient ensuite être partagés entre les gouvernements européens, dans une négociation politique du type de celle qui fut menée à plusieurs reprises par le Club de Paris, après l’éclatement de l’Union soviétique et du Comecon.

Enfin, ce jour béni pourrait alors avoir lieu, ce jour où nous pourrons dire : « Oui, il y a eu un sommet européen réussi » !

Anatole Kaletsky

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