Pour s’en 
	sortir, l’Europe doit se libérer de la             
	bureaucratie et de l’Etat-providence ! 
	 
	Evoquons le passage d'une économie industrielle traditionnelle à ce que l'on 
	appelle aujourd'hui « l'économie de la connaissance ». Je vais sans doute 
	vous décevoir car je n’adhère pas à cette idée de transition à une économie 
	« fondée sur le savoir, et cela n'a jamais fait partie de nos objectifs. 
	Notre problème était de nous affranchir d'un système d'économie étatique, 
	semi-autarcique, totalement irrationnelle et complètement inefficace pour 
	passer à une économie de marché fondée sur la propriété privée avec un 
	minimum d'interventions de l'Etat et des frontières ouvertes au reste du 
	monde. 
	 
	Un demi-siècle d'expérience communiste nous a rendus très sensibles à 
	l'usage de certains termes et concepts, même encore aujourd'hui. Nous 
	vivions dans un monde où politiques industrielles nationales et politiques 
	de développement, comme on les appelle aujourd'hui, étaient la norme. Nous 
	sommes la meilleure preuve que cela ne marchait pas. Nous ne voulons pas 
	recommencer les mêmes erreurs, ni tenter de nouvelles expériences qui nous 
	mèneraient à vouloir à nouveau organiser notre économie d'en haut. Ce que 
	nous voulions, c'était libérer l'économie, laisser les agents économiques 
	découvrir par eux-mêmes où, comment, dans quoi et dans quel pays investir. 
	Nous avons libéralisé, déréglementé l'économie, et démantelé son système de 
	subventions. Nous n’avons aucune intention de la re-réglementer, même au nom 
	de nouvelles priorités économiques, sans doute plus modernes, mais 
	d’inspirations non moins bureaucratiques ou technocratiques. 
	 
	Nous avons compris qu’aucun secteur économique ou industriel « magique » ne 
	viendra jamais sauver notre vieille économie toute rouillée. Notre problème 
	n'était pas que nous nous étions spécialisés dans de « mauvais » secteurs, 
	mais simplement l'inefficacité complète de toute notre économie. La question 
	était de réformer et de restructurer l'ensemble de l'économie, c'est-à-dire 
	la « vieille économie », tout au moins autant que de promouvoir le 
	développement de ce qu'il est à la mode d'appeler aujourd'hui « la nouvelle 
	économie ». Nous avons compris que la concurrence (tant en interne que sur 
	les marchés extérieurs) est une chose essentielle, car « nul ne saurait être 
	compétitif sans concurrence ». 
	 
	Notre programme économique était de développer la concurrence, de garantir 
	la stabilité macro-économique, et de réduire l'inflation au minimum après 
	des décennies de prix administrés qui avaient perdu tout contact avec la 
	réalité économique. Nous n'avons pas essayé de dire aux entreprises ce 
	qu'elles doivent faire. C'est aux agents économiques de découvrir où se 
	nichent leurs avantages comparatifs. Nous faisons confiance à la rationalité 
	de leurs comportements, à condition qu'ils soient réellement libres de 
	décider et de choisir par eux-mêmes. En tant qu'économiste je crois à 
	l'efficacité d'une véritable économie de marché, mais à aucune de toutes les 
	autres formules dont il est aujourd'hui tant à la mode d'affubler 
	l'économie, qu'il s'agisse de l'économie sociale de marché, de l'économie de 
	l'information ou de la connaissance. 
	 
	De ce point de vue, la récente crise nous envoie un signal clair. Les pays 
	qui ont le mieux résisté, du moins en Europe, sont ceux qui se sont le moins 
	laissés contaminer par les rêveries modernes de la désindustrialisation, et 
	non ceux qui ont, soit multiplié les avantages particuliers au profit des 
	industries de service, soit encouragé spécifiquement l'essor des 
	technologies les plus sophistiquées. Une base industrielle solide et 
	diversifiée est encore ce qui s'est révélé être le meilleur atout. 
	 
	L'Europe est aujourd'hui une région qui fait problème. Pour beaucoup c'est 
	venu comme une surprise. Ce n'est que depuis deux ans, depuis l'émergence de 
	la crise de la dette souveraine, que la plupart des observateurs et 
	commentateurs non européens ont commencé à s'y intéresser véritablement 
	alors qu'ils n'avaient précédemment rien vu venir. Cette crise de la dette 
	et de la zone euro n’est en fait que la partie la plus visible d’une crise 
	européenne beaucoup plus ancienne et plus profonde qui est la conséquence à 
	long terme d'un modèle économique et social européen fondé sur la 
	sur-réglementation et le choix d'un Etat-providence improductif, ainsi que 
	de la manière dont sont conçus le mode et la méthode du processus 
	d'intégration européenne. 
	 
	A l'origine de l'intégration européenne il y avait l'idée rationnelle et 
	certainement bonne des pères-fondateurs de libéraliser l'Europe, de l'ouvrir 
	au monde extérieur, d'éliminer les barrières qui existaient aux frontières 
	de chaque pays, de former une zone de libre échange et un espace d'union 
	douanière, de mettre en place un marché commun et un large espace économique 
	interconnecté. Ce programme est celui qui a dominé les premières étapes du 
	processus d'intégration européenne. Beaucoup de gens, tant en Europe que 
	dans le reste du monde, croient que cette description s'applique encore à la 
	situation européenne d'aujourd'hui. Ils se trompent. 
	 
	La seconde étape de la construction européenne a été beaucoup moins 
	positive. La libéralisation générale de l'économie et la suppression des 
	obstacles aux échanges ont cédé la place à un autre projet où ces concepts 
	ont été remplacés par la centralisation, la régulation, la standardisation, 
	l'harmonisation de la plupart des activités et des paramètres économiques, 
	par une migration radicale des compétences des pays-membres vers Bruxelles, 
	par la transformation du concept d'intégration en une sorte de 
	supranationalisme en lieu et place de l'intergouvernementalité qui présidait 
	aux débuts du marché commun, par la dénationalisation des Etats-membres et 
	le glissement vers une gouvernance européenne.
	D’un continent européen fondamentalement hétérogène, et dont les succès 
	du passé étaient précisément les fruits de cette diversité et de cette 
	non-uniformité, on est progressivement passé à une Europe artificiellement 
	unifiée et homogénéisée par une gouvernance et un droit centralisés. Les 
	conséquences économiques de cette évolution ont été négatives et il en est 
	résulté, selon le langage en vigueur, un « déficit démocratique » (un 
	déficit de responsabilité démocratique), ce que, moi, j'appelle la « 
	post-démocratie ». 
	 
	Cette évolution très problématique s'est progressivement accélérée au fil 
	d'un certain nombre de tournants historiques comme le Traité de Maastricht 
	et celui de Lisbonne. Aux niveaux inférieurs, ce processus d'intégration 
	centralisée a entraîné moins de conséquences. Une contradiction croissante 
	est ainsi apparue entre la réalité de l’hétérogénéité européenne qui survit 
	et l’uniformité institutionnelle qu’on cherche à lui imposer et qui s'est 
	transformée en une forme de carcan aux effets délétères sur l'activité 
	économique. 
	 
	Le tournant crucial de ce processus fut la création de l'Union monétaire 
	européenne et la mise en place d'une monnaie commune, d'abord à 12 pays, 
	puis aujourd'hui à 17, qui ne forment même pas une zone monétaire optimale. 
	La crise de la dette publique qui frappe actuellement la zone euro est la 
	conséquence inévitable de ce système fondé sur le triple principe d'une 
	seule monnaie, d'un seul taux de change et d'un seul taux d'intérêt pour un 
	ensemble de pays dont les paramètres économiques diffèrent largement. Ce 
	système a été le produit d'une décision politique où l'on n'a pas 
	suffisamment prêté attention aux fondamentaux économiques en place. Je dois 
	préciser que certains d'entre nous ont critiqué ce projet depuis des années, 
	dès le début des années 1990. 
	 
	Il est certain que des unions monétaires « non optimales » peuvent être « 
	sauvées » grâce à un effort de solidarité entre les pays-membres, au prix 
	d'énormes transferts budgétaires. Mais cela exige deux choses : 
	 
	- la présence d'un authentique sentiment de solidarité (comme celui qui 
	existait en Allemagne au moment de la réunification, mais qui n'existe pas 
	au niveau européen) ; 
	 
	- que les autorités politiques disposent d'une masse de manœuvre financière 
	d'un montant suffisant. 
	 
	Aucune de ces pré-conditions n'est aujourd'hui remplie, et c'est pour cela 
	que je ne vois pas de sortie facile au double problème de la dette 
	souveraine et de la crise de la zone euro. A moins d'un changement 
	révolutionnaire dans la façon dont les Européens se sentent solidaires, ce à 
	quoi je ne crois pas, la seule solution à long terme réside dans une 
	accélération du rythme de la croissance économique en Europe. Mais, là 
	encore, j'ai du mal à y croire. La plupart des pays européens sont 
	aujourd'hui engagés dans des politiques d'austérité budgétaire, non 
	seulement dans le court terme, mais au moins pour un certain nombre 
	d'années. La rigueur budgétaire qui, actuellement, s'impose à eux rend 
	impossible toute relance. 
	 
	Mais le vrai problème vient de ce que c’est l’actuel système économique et 
	social européen lui-même qui empêche le retour à une croissance rapide. L' 
	"économie sociale de marché" européenne - comme on l'appelle en Allemagne - 
	est un système qui accorde plus d'importance à la redistribution des revenus 
	qu'au travail productif. On y privilégie le temps libre et les longues 
	vacances au détriment du dur labeur. On y préfère la consommation à 
	l'investissement, l'endettement à l'épargne, la sécurité à la prise de 
	risque. 
	 
	Tout cela participe d'un problème plus large de civilisation et de culture 
	solidement enraciné en Europe et dans la plupart des pays membres de l'Union 
	européenne. Un problème qu'on ne peut pas changer comme cela, du jour au 
	lendemain, grâce à la magie d'un nouveau sommet de chefs d'Etats, ou par une 
	succession de petites réformes sans douleurs. L’Europe ne pourra en sortir 
	qu’au prix de véritables réformes structurelles, d’une nature systémique 
	impliquant une tâche d’ampleur similaire à ce qui fut entrepris par des pays 
	comme le mien, il y a vingt ans, au lendemain de la chute du communisme. 
	 
	Comme vous le savez, la République tchèque est membre de l'Union européenne 
	mais pas de la zone euro. Nous avons conservé notre propre monnaie, la 
	couronne tchèque. En tant que pays d'Europe centrale, situé au cœur du 
	continent, nous n'avions pas d'autre choix que de participer au processus 
	d'intégration européenne, et c'est ainsi que nous sommes entrés dans l'Union 
	européenne il y a à peu près huit ans. 
	 
	Nous avions parfaitement conscience des problèmes liés à l'existence de la 
	monnaie unique européenne. Notre préoccupation était d'accélérer notre 
	rythme de croissance économique et de poursuivre notre processus 
	d'ajustement, ce qui exigeait que nous conservions notre propre taux de 
	change, notre propre taux d’intérêt et une politique monétaire autonome. 
	Nous estimions qu’il n’y avait en définitive aucun avantage à utiliser un 
	taux de change et un taux d’intérêt allemand, ou grec. Pour l'instant, nous 
	n'avons toujours pas l'intention de rejoindre la zone euro. 
	 
	Nous nous sommes aussi efforcés de mesurer tant les coûts que les avantages 
	de notre adhésion à l'Union Européenne, bien qu'il soit politiquement plus 
	correct, en Europe, de ne parler que des avantages. 
	 
	Quels sont ces avantages ?  
	 
	1. Faire partie d'un club prestigieux - pour combien de temps encore ? - de 
	pays économiquement développés et stables est quelque chose qui, 
	suppose-t-on, améliore l'image de marque et permet d'attirer les 
	investisseurs étrangers. 
	 
	2. Disposer d'un marché territorialement beaucoup plus étendu - sans 
	barrières protectionnistes internes - est incontestablement un avantage. 
	 
	3. Bénéficier d'un certain nombre de transferts financiers (à la condition 
	de faire partie des pays dont le PNB par habitant est en dessous de la 
	moyenne communautaire, ce qui est le cas de la République Tchèque) est 
	également un avantage, mais celui-ci, dans notre cas, n'est relativement pas 
	très grand, et de toute manière ne joue pas sur la situation macroéconomique 
	globale. 
	 
	4. L'application obligatoire du droit et des directives européennes n'est un 
	avantage que dans la mesure où la législation du pays est plus sévère et 
	moins bien organisée (ce qui, chez nous, n'est pas vraiment le cas).  
	Cela dit, être membre de l’Union européenne entraîne un certain nombre de 
	coûts économiques difficiles à contester :  
	1. Chaque pays est contraint de participer, qu'il le veuille ou non, aux 
	coûts de financement et d'entretien de cette énorme machine bureaucratique, 
	lourde et coûteuse. 
	 
	2. L'adhésion impose au pays lui-même d'assumer un certain nombre de coûts 
	supplémentaires qui sont loin d'être négligeables (l'alourdissement des 
	tracasseries et de la paperasserie bureaucratique, la nécessité d'organiser 
	un nombre incalculable de conférences, de voyages et de réunions 
	supplémentaires, la contrainte de participer au financement d'emplois 
	européens inutiles, etc.). 
	 
	3. L'importation d'une panoplie largement excessive de réglementations, de 
	règles de contrôle, d'harmonisation, de standardisation, et d'aides 
	subventionnées dont l'effet est de peser sur l'activité économique. 
	 
	4. La mise en œuvre d'un modèle social européen surprotecteur et 
	hyper-généreux qui accroît les phénomènes de démotivation économique. 
	 
	Il est très difficile, pour ne pas dire impossible, de donner une évaluation 
	quantitative du résultat de tous ces facteurs. Mon opinion est que l’effet 
	positif net lié à l’adhésion est en vérité très réduit, pour ne pas dire 
	négatif. Ce n'est pas le ralentissement de la croissance économique qui 
	caractérise l'Europe après cinquante ans d'approfondissement de 
	l'intégration et de « toujours plus d'Europe » qui pourrait nous suggérer le 
	contraire. 
	 
	En conséquence, il ne faut pas s'attendre à ce que l'Europe soit l'une des 
	locomotives de la reprise économique mondiale. Ce sont les pays émergents - 
	Brésil, Russie, Inde, Chine -, y compris les pays exportateurs de pétrole 
	qui font encore partie du « monde rationnel », qui joueront ce rôle pour les 
	années à venir.  
	Vaclav Klaus 
	(Traduction Henri Lepage).  
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