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La Turquie continue de nier le génocide arménien |
3/3/06 | Annick Asso |
Si le temps fait son uvre, la mémoire, elle, oppose sa
résistance. Quatre-vingt-dix ans après, la plupart des témoins du génocide arménien
de 1915 se sont éteints. Mais leur mémoire subsiste, à travers leurs écrits, pour que
le monde n'oublie pas et ne se taise pas. Le génocide arménien de 1915 organisé dans l'Empire ottoman sous le régime Jeune-Turc pendant la Première Guerre mondiale constitue le premier génocide du XXe siècle. L'histoire des génocides a cette particularité qu'elle se dessine sous la forme d'un continuum. Des massacres perpétrés sous le règne de Sultan Hamid à 1915, puis du génocide arménien à la Shoah, c'est l'expérience des formes possibles de l'extermination qui est faite. Progressivement, des méthodes de destruction massive se mettent place. Mais c'est aussi et surtout l'expérimentation des limites autorisées qui est réalisée. L'impunité accordée aux responsables des massacres hamidiens au XIXe siècle, puis du génocide de 1915, constitue le terreau sur lequel se développe et s'élabore l'extermination du peuple juif. Conforté par l'impunité accordée aux Jeunes-Turcs, Hitler peut quelques années plus tard s'écrier avec enthousiasme : " Qui, après tout, parle aujourd'hui de la destruction des Arméniens ? " et s'autoriser à accomplir le génocide du peuple juif. Le génocide a fait au total près de 1 500 000 victimes directes (selon les chiffres officiellement admis par les historiens aujourd'hui) sur une population totale d'environ 2 250 000 Arméniens à la veille de la guerre. Le négationnisme pratiqué depuis quatre-vingt-dix ans par la Turquie est déjà contenu dans l'élaboration même du génocide par les dirigeants Jeunes-Turcs. Dans ce plan général mis en place par l'Ittihad, les documents sont codés, les missions restent secrètes de façon à éliminer les traces du crime. Cependant, les documents diplomatiques ainsi que le déchiffrage des dépêches codées posent les preuves indéniables de la volonté de planification du génocide des Arméniens par le gouvernement Jeune-Turc. Les témoins étrangers ont décrit dans leurs rapports les masses de cadavres égorgés ou calcinés à proximité des villes qui jalonnent les routes de la déportation. Les photographes étrangers, tels John Elder ou Armin Wegner, ont photographié les corps mutilés, sur les routes de déportation et dans les camps de concentration. Les témoins sont trop nombreux et il s'avère impossible de dissimuler les corps. Mais l'explication fournie ne fait état que des causes naturelles de ces morts par centaines de milliers - provoquées cependant par une déportation organisée à cet effet : les maladies, la famine, qualifiées de " souffrances communes à tous les Ottomans pendant la guerre ". Si, aujourd'hui, la Turquie, non sans avoir minimisé les chiffres, accepte de reconnaître les morts arméniens dans l'Empire ottoman pendant la Première Guerre mondiale, elle récuse toute intention criminelle et continue à refuser la dénomination de génocide. Annick Asso TÉMOIGNAGE DE NVART MAHOKIAN (Extrait de " Témoignages inédits sur les atrocités turques commises en Arménie ", publié par la Société des Dames Arméniennes Azkanever de Constantinople, Imp. Dubreuil, Frébereau et Cie, Paris, 1920) " La déportation d'Erzindjan était déjà commencée et nous attendions de jour en jour, d'heure en heure, l'ordre de déportation pour Trébizonde. La terreur était générale... Enfin, un matin, l'ordre vint. On nous donne un délai de cinq jours pour partir ; pendant ce temps, les hommes étaient arrêtés et emprisonnés ; la majeure partie des prisonniers étaient embarqués et jetés à l'eau. Aucune communication n'était possible entre Arméniens. Le cinquième jour, les gendarmes entrant dans les maisons firent sortir de force les habitants ; les femmes, les enfants, les vieillards furent malmenés impitoyablement. C'est ainsi que sous les menaces, les insultes des gendarmes, nous fûmes conduits à Deïrmindereh. Je n'ai jamais revu ni mon mari ni mon fils. Les Turcs les emportèrent et les massacrèrent, et j'ignore où... Et penser que mon fils étudiant à Paris était venu auprès de nous pour passer ses vacances! Notre caravane comportait trois mille personnes. Après six jours de marche elle arriva
à Dalaban Gumuchkaneh ; au cours de ce voyage, les Turcs nous avaient pillés ; arrivés
à l'étape, les gendarmes et les policiers armés jusqu'aux dents nous attendaient. Nous
fûmes emprisonnés dans une écurie où les chefs des Pendant des journées, nous continuâmes notre marche en longeant l'Euphrate, dont les eaux lentement charriaient des cadavres humains. D'autres, en décomposition, offraient un spectacle horrible, et même parfois, suprême horreur, nous étions obligés, pour pouvoir continuer notre marche, de piétiner les restes sacrés de nos frères. Parfois, ces cadavres avaient une telle expression de terreur que nous fermions les yeux ! Mais ce qui me semblait encore plus horrible c'était la rencontre de femmes errantes, pâles, échevelées, les yeux hagards et tellement décharnées que l'on eût dit des revenants. Il nous était défendu de nous désaltérer. La rivière coulait tout près de nous, mais malheur à celle qui se penchait pour étancher sa soif ! La balle d'un gendarme la terrassait aussitôt. Ce n'est qu'arrivés auprès d'un puits, que les gendarmes consentaient à nous fournir à boire, mais à quelle condition !... Ils faisaient descendre d'ignobles torchons dans le puits pour les tremper ; puis ils les pressaient dans une tasse et le contenu était vendu cinq livres turques. À Arabkir, tout le quartier arménien était en ruines : partout des cadavres qui dégageaient une odeur insupportable ! La majeure partie de la population avait été massacrée dans l'église où les Turcs les avaient préalablement réunis. Leurs lamentations, leurs cris de douleur s'étaient élevés jusqu'aux cieux, mais les coeurs endurcis de leurs bourreaux étaient restés inexorables. Ces martyrs laissaient ces mots à l'humanité qui leur survivai t: "On nous écorche, on nous crève les yeux, on nous arrache la langue avec des tenailles, on nous tue en enfonçant des barres de fer rougies dans notre corps. Vous qui vivez, hommes ou femmes, vengez nous! " À deux heures de Malatia, les Tchétas nous surprirent. Déjà plusieurs caravanes avaient disparu là. Les chefs Zeinal et Béder nous conduisirent dans un lieu plein de cadavres où plusieurs de notre caravane furent massacrés à coups de hache. Ce qui resta de nous était obligé d'escalader une montagne à peu près inabordable. Beaucoup d'entre nous tombèrent et disparurent dans les ravins et les précipices. De nouveau, des Tchétas nous attaquèrent. Horrifiés et angoissés, nous arrivâmes à Sam-Sat, célèbre dans les annales de notre histoire par les atrocités qui y furent commises. On racontait qu'une caravane de dix mille personnes était arrivée tout récemment. Les Tchétas l'avaient attaquée. Les Arméniens avaient tenté de se défendre à coups de pierres et de bâtons, mais désespérés de vaincre, ils s'étaient jetés dans l'Euphrate plutôt que de tomber aux mains de l'ennemi. Le fleuve en déborda. Des dizaines d'Arméniens avaient été brûlés vifs étant imprégnés de pétrole. C'est le chef des Tchétas de Sam Sat, Zeïnadi, qui est l'auteur du crime. Il était fier et joyeux, fier d'avoir trouvé un nouveau moyen d'extermination, heureux de ce qu'il était responsable de la mort de centaines d'innocents. Nous n'étions guère nombreux lorsque nous arrivâmes à Alep. C'est par miracle que j'étais en vie ! Trois mois de marche ont été ma dernière souffrance. D'Alep, je me rendis à Constantinople. Les atrocités et les massacres commis de Trébizonde à Sam Sat retombent sur les personnes suivantes : Djemal Azmi, vali de Trébizonde, Naïl Bey, membre du comité Ittihad, Ker Zadé Mustapha Bey, policier qui se trouve actuellement à Constantinople et qui s'est enrichi énormément, Méhmet Ali, employé des douanes et bien d'autres encore. Tous les jours de la Sublime Porte venaient des instructions qui engageaient à nous laisser mourir de faim. Des enfants arméniens étaient mis en vente jusqu'à vingt paras (1). Malgré toutes les horreurs que je décris dans ce récit, la réalité serait impossible à rendre. Elle est au dessus de toute imagination humaine. " (1) Un para valait cinq à dix centimes.
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