La peur de Paris d’un autre Reich !
Dans un siècle meurtrier marqué par deux guerres mondiales, un holocauste et
une menace nucléaire, la chute du mur de Berlin fut un rare moment de
bonheur. Rétrospectivement, cette chute du mur et la réunification ont
fusionné pour ne former qu’un seul événement historique. (1)
Le 9 novembre 1989, le chancelier allemand effectuait une visite d'Etat en
Pologne. Helmut Kohl interrompit son séjour à Varsovie pour se rendre
immédiatement à Berlin-Ouest afin d'y faire un discours. Le 28 novembre, il
présenta au Bundestag un programme en dix points dont le dernier était tout
simplement l'unité allemande.
Le 9 novembre 1989, Paris était accaparé par la commémoration de sa
révolution de 1789. C’était sans doute le reliquat d’une célébration
grandiose de la prise de la Bastille du 14 juillet qui marquait encore les
esprits. Cependant, une révolution en Allemagne de l'Est relégua au second
plan la commémoration de la révolution française : une révolution pacifique
sans la «terreur.»
Pour Kissinger, il ne faisait pas l’ombre d’un doute que la principale
victime de la chute du mur de Berlin serait la France
Les journaux français étaient pleins de mauvaises nouvelles sur la chute du
mur de Berlin. Un journal titra «La peur des Allemands», et ce titre n’avait
pas de point d'interrogation. La naissance d’un autre Reich se répandit
comme une traînée de poudre. La réunification était le mot qui faisait peur.
Aucun Français ne semblait en douter. La France avait accepté la primauté
économique de la République fédérale dans la Communauté européenne. Il
fallait qu’elle concède maintenant le primat politique à une Allemagne
réunifiée. Henry Kissinger (2) avait depuis longtemps prophétisé que la
principale victime de la chute du mur de Berlin serait la France. Les
Français prirent conscience d’une rhétorique circulant en Allemagne à propos
d’un bourgeois parvenu qui exhortait son fils comme suit : «Parle fort
car nous sommes riches à présent !»
Tout comme la Grande-Bretagne, la France essaya pendant un temps de
bloquer la réunification. Cela est vrai non seulement pour François
Mitterrand mais aussi pour son prédécesseur Giscard d'Estaing, qui proposa
que la RDA ne se fonde pas dans la République fédérale, mais adhère à la
Communauté européenne comme un Etat indépendant et égal.
Comme la France ne pouvait pas empêcher la réunification, elle exigea de
participer au processus d'intégration en prenant la défense des intérêts
polonais. Elle voulut que la réunification fût conditionnée par la
reconnaissance internationale par l’Allemagne de sa frontière orientale avec
la Pologne. Mais Helmut Kohl n’accepta pas cette exigence de François
Mitterrand. Le règlement définitif de la vieille querelle germano-polonaise
(3) se matérialisa dans l'accord de frontière en date du 14 novembre 1990,
plus d'un mois après la réunification allemande.
Sous couvert de faire reconnaître à l’Allemagne sa frontière orientale avant
sa réunification, la France s’intéressait davantage à défendre ses propres
intérêts que ceux des Polonais. Ce soutien au respect des frontières était
combiné avec une résistance de longue date à l'élargissement de la
Communauté européenne dont la Pologne était exclue. Mitterrand déclara que
le processus d'adhésion des anciens pays satellites de l’Union soviétique
était une affaire de plusieurs décennies. Toutefois, l'Allemagne demanda une
extension rapide vers l'Est de la Communauté européenne, et l’adhésion de la
Pologne était la priorité de Berlin. (4)
De Gaulle : «Nous ne voulons pas de Reich!»
Paris craignit que l'élargissement rapide de la Communauté européenne ne se
fasse au détriment de son approfondissement auquel elle restait attachée.
Plus dur encore d'un point de vue français était le scénario géopolitique
qui était en train de se dessiner. Le pouvoir et l’influence de la France
dans la Communauté européenne allaient diminuer en raison de l’élargissement
à l’Est. Le nouveau centre de gravité de l’Europe ne serait plus la France
mais l’Allemagne.
Pour comprendre comment ce développement spectaculaire fut perçu en France,
il faut se replacer aux premiers jours de l'après-guerre dans la relation
germano-française. Le général de Gaulle mena dès 1945 une campagne
vigoureuse pour empêcher toute unification allemande. Une fédération des
trois zones occidentales d'occupation était acceptable sur le long terme
pour lui. A plusieurs reprises, il déclara : «Nous ne voulons pas de
Reich.» De Gaulle était un visionnaire avec un instinct sûr en
politique. Lorsque les Allemands se résignèrent à l’idée de ne plus être que
des «Occidentaux», un avenir idyllique de l’Europe, où les différentes
nations la composant ne se feraient plus la guerre mais coopéreraient les
unes avec les autres, devint envisageable avec la présence de l'Allemagne.
De Gaulle en était parfaitement conscient.
La France était grande parce que l'Allemagne était plus petite qu’elle
Cela était d'autant plus nécessaire pour assurer à la France sur le
continent européen son rôle de primus inter pares. De Gaulle était
convaincu que la France ne pouvait garantir sa place de leader en Europe que
si elle montrait son ambition d’être une grande nation. La grandeur de la
France a toujours été déterminée par rapport à celle de l'Allemagne. Dans le
cercle des démocraties européennes, la France devait assurer le leadership
politique sur le continent, et l'Allemagne honorer cette demande. Avec cet
objectif ultime, le «gaullisme» a été une constante de la politique
d'après-guerre française jusqu’en 1989.
Puis le mur de Berlin tomba, les régimes communistes en Europe centrale et
orientale s’effondrèrent et l'Allemagne fut réunifiée. Les lignes
géopolitiques s’effacèrent d’un coup sur le continent et l’influence de
l'Allemagne grandit. L’asymétrie de la relation germano-française, qui avait
été acceptée des deux côtés pendant quarante-quatre ans, était terminée. (5)
C’est à ce moment qu’apparut, dans la revue trimestrielle La règle du jeu
un texte intitulé «L'empire latin». Il s’agissait d’un
manuscrit inédit de 1945 du philosophe Alexandre Kojève qui était aussi un
consultant politique. Ce manuscrit fut probablement soumis au général de
Gaulle. Il avertissait de la renaissance inévitable de l'Allemagne et
exhortait à la création d'un empire latin comprenant la France, l'Espagne et
l'Italie pour contenir l’Allemagne. Que ce texte fût publié pour la première
fois en 1990 et destiné à un large public était un signe indubitable des
craintes que la réunification de l’Allemagne inspirait en France.
La crise de la dette a aggravé la méfiance à l’égard de l’Allemagne
Cette crainte date de 24 ans. Est-elle oubliée ? Pas du tout. Le 15 mars
2013, le journal italien La Repubblica publia une étude du philosophe
Giorgio Agamben, intitulée «Quand un empire latin se formera au cœur de
l'Europe» et qui rappelle le texte de Kojève de 1945. Quelques jours plus
tard, un commentaire similaire sortit dans le journal français Libération
avec le titre «Que l'Empire latin contre-attaque !»
Cette pique est à rapprocher du conflit dur opposant les gouvernements
français et allemand concernant les mesures à prendre pour sortir de la
crise économique et réduire la dette des pays de l’Union européenne. Ce
conflit entre les deux gouvernements est une nouvelle étape dans un vieux
conflit Nord-Sud européen datant du 19ème siècle où la France et l'Allemagne
étaient encore les principaux protagonistes. Le désir de former un bloc
latin pour contrer l'Allemagne perdura dans la vie intellectuelle du
vingtième siècle mais il n’eut aucune conséquence politique. Sur le chemin
d’une communauté européenne du charbon et de l'acier, ce blocage n’avait
aucune chance de l’emporter.
Sarkozy créa une union pour la Méditerranée dont les Allemands étaient
exclus
Il était clair pour les Français que l’Allemagne était la grande
bénéficiaire de l'élargissement de l'UE. Nicolas Sarkozy élabora alors un
projet d'une Union méditerranéenne dirigée «contre les Allemands,» comme son
conseiller Henri Guaino l’expliqua avec un air de défi. (6) Angela Merkel
fit avorter ce projet. La France fut contrainte d'intégrer cette politique
méditerranéenne dans les structures de l'UE, et donc de la soumettre au
contrôle de l’Allemagne.
Mais la France n'a pas renoncé pour autant à forger une coalition latine
contre l'Allemagne, en particulier dans les politiques économiques et
financières. François Hollande a recherché le soutien de Mario Monti et de
Mariano Rajoy. Cette coalition latine est un échec comme les autres. (7) A
présent, le Premier ministre français Manuel Valls voudrait former une
«entente cordiale» avec son homologue italien Matteo Renzi.
Le rôle de leader de l'Allemagne demeure fermement inchangé au sein de l’UE.
Cependant, la France est frustrée. C’est un conflit potentiel considérable
qui obère l’avenir de l'Europe. Combien il serait souhaitable pour l'Europe
que l'Allemagne et la France - plutôt que de prendre des positions
contraires au sujet de la crise financière et économique – présentent
ensemble un plan cohérent qui combinerait les réformes structurelles
indispensables à mener dans chaque pays européen pour assurer une croissance
durable sur le vieux continent.
Que les hommes politiques des deux pays n’y soient pas disposés montre,
comment, derrière la façade des protestations d'amitié, la relation
privilégiée germano-française est empoisonnée par une récrimination
réciproque. Vingt-cinq ans après la chute du mur, il est grand temps de
s’atteler maintenant à une unification franco-allemande. (8)
Wolf Lepenies
Notes du traducteur
(1) Si la date de la chute du mur de Berlin est gravée dans la mémoire
collective, celle de la réunification allemande presqu’un an plus tard, le 3
octobre 1990, a disparu pour une raison simple. Les Allemands renoncèrent à
une réunification le 9 novembre qui aurait coïncidé avec une autre date
fâcheuse de leur histoire. Dans la nuit du 9 novembre 1938 (Kristall Nacht),
des forces paramilitaires Sturmabteilung (les sections d’assaut fondées par
le camarade socialiste Ernst Röhm) incendièrent les synagogues et
détruisirent les magasins des juifs à travers tout le Reich, qui comprenait
l’Allemagne et l’Autriche. La police n’intervint pas. Le nom donné à cette
nuit de cristal provient du fait que les bris de verre jonchaient
littéralement les rues après cette opération menée avec la bienveillante
passivité du gouvernement national-socialiste. Soixante-dix ans après cette
nuit de terreur, on trouve encore des partis socialistes au pouvoir. C’est à
désespérer du genre humain.
(2) Henry Kissinger, qui fut le conseiller diplomatique des présidents
Nixon et Ford, était un acteur bien placé pour le savoir. Outre son rôle
politique, il a été aussi l’un des universitaires à définir le concept de
realpolitik. Avec sa famille juive, il s’enfuit de sa Bavière natale pour
s’installer à New York, le 5 septembre 1938, deux mois avant Kristall Nacht.
(3) La frontière orientale allemande s’est considérablement déplacée à
l’Ouest après les deux conflits mondiaux. Jusqu’en 1914, cette frontière
était à l’Est de Koenisberg (l’actuelle enclave russe de Kaliningrad) avec
la Lituanie. La Pologne n’avait pas de façade maritime. Puis en 1919, la
frontière allemande recula jusqu’à Dantzig (l’actuelle Gdansk polonaise) en
abandonnant une bonne partie de la Prusse orientale. Puis sous la pression
des Soviétiques en 1945, elle recula de facto jusqu’à la ligne des rivières
de l’Oder et de la Neisse, donnant ainsi à la Pologne une large façade
maritime sur la mer Baltique. Pourtant, ce statu quo territorial n’a pas été
remis en cause par le traité germano-polonais de 1990.
(4) La Pologne est entrée dans l’Union européenne le 1er mai 2004.
(5) Si l’asymétrie favorable à la France fut reconnue et acceptée par
l’Allemagne et les membres de la Communauté européenne, l’asymétrie inverse
depuis 1989 n’est toujours pas acceptable pour la France malgré la
reconnaissance de celle-ci par tous les autres Etats européens.
(6) L’auteur y va fort. Le projet d’union méditerranéenne n’était pas
dirigé contre l’Allemagne mais sans l’Allemagne qui n’est pas un pays
riverain de la Méditerranée. La France voulait retrouver un rôle de primus
inter pares dans une structure autre que l’UE. Opération ratée. Il existe
pourtant un conseil des Etats de la mer Baltique qui a été créé à
l’initiative de l’ancien ministre allemand des affaires étrangères,
Hans-Dietrich Genscher, en 1992 et auquel est curieusement associé l’UE.
Pourquoi devrait-on inviter des Etats non riverains à discuter de pollution,
de pêche ou d’immigration clandestine qui ne les concernent pas ?
(7) Contrairement à la France et à l’Italie, l’Espagne a la chance
d’avoir une réelle alternance politique au socialisme omnipotent dans ces
deux pays latins. Elle était prospère avec le premier ministre José Maria
Aznar (1996-2004) avant de faire faillite avec son successeur socialiste
José Luis Rodriguez Zapatero (2004-2011). Depuis l’élection du premier
ministre Mariano Rajoy en 2012, l’économie espagnole a subi une sévère et
indispensable cure d’austérité avec une réduction des salaires dans le
secteur privé. Mais les efforts commencent à payer avec une forte reprise
des exportations. L’Espagne redevient compétitive alors que l’Italie et la
France ne le sont plus.
(8) Une union franco-allemande est une utopie tant les mentalités et les
modes de pensée sont différents d’une rive à l’autre du Rhin. En revanche,
pourquoi ne pas instaurer une compétition accrue dans les domaines du
transport, de l’énergie ou de la protection sociale en abolissant chez nous
les monopoles de la SNCF, d’Air France, d’EDF, de GDF et de la sécurité
sociale qui entravent la concurrence, ruinent le contribuable français et
prennent en otage les usagers ?
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