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21/10/06 | Jean Volff |
Les leçons d'un désastre judiciaire Le second volet de l'affaire Alègre, un désastre judiciaire et médiatique, présente de nombreux points communs avec l'affaire d'Outreau. Même écoute complaisante des victimes ou qui se prétendent telles, même pression de l'opinion publique, mêmes expertises dites de « crédibilité » dont la fragilité est évidente, même haine des « notables », mêmes investigations orientées, mêmes dérives médiatiques. Elle s'en distingue cependant sur deux points essentiels : dans l'affaire Alègre les personnes calomniées n'ont heureusement pas été détenues, ni même mises en examen et finalement certaines garanties judiciaires ont pu jouer leur rôle protecteur des citoyens. Bien des leçons peuvent être tirées de ces dysfonctionnements. Il est important de les mettre en évidence afin d'en profiter à l'avenir et d'éviter la répétition de tels errements. L'affaire Alègre est d'abord la conséquence d'enquêtes criminelles initialement ratées. Dans les années 1980 et au début des années 1990, de nombreuses procédures concernant des morts suspectes à Toulouse et dans sa région, tournent au fiasco. Certains décès sont considérés comme des suicides, malgré la présence de nombreux éléments troublants, tandis que d'autres, envisagés comme des meurtres, n'aboutissent pas à l'identification de l’auteur. L'arrestation à Paris, en septembre 1997, de Patrice Alègre permet cependant de résoudre six de ces crimes, pour lesquels il a été condamné en 2002. Quelques autres lui sont peut être imputables, mais certainement pas près de 200 selon la comptabilité macabre de l’adjudant Roussel. Une demi douzaine tout au plus ! Encore faut il, en présence de ses dénégations, réunir assez de preuves pour le confondre et obtenir en cour d'assises une nouvelle condamnation significative. Or l'expérience prouve qu'une enquête judiciaire précipitée, ou mal orientée dès le début, ou bâclée ou encore qui a pâti de la pénurie de moyens. matériels et humains, ne peut guère être reprise utilement par la suite, surtout si de nombreuses années se sont écoulées depuis les faits. Bien des indices ont disparu ; des protagonistes sont morts ou sont partis pour une destination inconnue ; les souvenirs des témoins s'estompent ou s'embrouillent ; des pièces à conviction ont été détruites et les lieux du crime ont été bouleversés. Il n'est nul besoin de faire appel à un mythique complot d'hommes supposés influents et sans scrupules, pour expliquer les ratages policiers et judiciaires toulousains des années 80 90. Il faut se rappeler qu'à l'époque, la police technique et scientifique était encore défaillante en France, par manque de moyens matériels et insuffisance de la formation. Par ailleurs les services de police et la justice à Toulouse travaillaient dans l'urgence et souffraient en permanence de sous effectifs. Ajoutons à cela une certaine démoralisation des personnels, conduisant à la routine et un nombre insuffisant de médecins légistes disponibles, pour comprendre les dysfonctionnements et les erreurs grossières d'appréciation commises dans un certain nombre de dossiers. Ce n'est certes pas glorieux pour la République, responsable de sa police et de sa justice, ni pour notre personnel politique qui a toujours délibérément sacrifié ce dernier ministère. C'est poignant pour les familles des victimes qui n'ont pu obtenir justice et qui aujourd'hui encore demeurent dans l'incertitude sur le sort de leurs proches. Mais il est irresponsable de réveiller artificiellement les espoirs de celles ci, en leur faisant miroiter la perspective d'un prétendu réseau criminel organisé, qui aurait profité des services d'Alègre et l'aurait en échange protégé, puis en désignant à leur vindicte quelques notables de la ville, choisis parmi les plus haut placés. Un tel réseau n'a pas pu exister, je suis formel. On oublie trop souvent que les dossiers en question n'ont pas été classés par le Parquet comme cela a été maintes fois affirmé à la légère, mais qu'ils ont fait pour la plupart l'objet d'une information judiciaire. Ce sont donc des juges d'instruction qui ont clôturé ceux ci par des ordonnances de non lieux et parfois, sur appel, c'est la chambre d'accusation qui a confirmé ces décisions. Comment alors imaginer un seul instant que de nombreux policiers et commissaires, substituts et juges d'instruction, magistrats de la cour d'appel et médecins experts, aient pu se concerter pour organiser l'impunité d'un tueur, y soient parvenus et le tout pendant plus de dix ans, sans que cela se sache et laisse la moindre trace ? La thèse du complot n'a pu en réalité prospérer qu'à la faveur d'un vieux sentiment de haine des notables, dans un pays où la réussite sociale est considérée comme une injustice, l'aisance comme coupable et l'autorité comme suspecte. L'odeur du sang et du stupre vient flatter les narines de tous les ratés et de tous les aigris, qui rêvent de voir "tomber" une personnalité, à leurs yeux forcément corrompue. Nous avons constaté le même phénomène en Belgique avec l'affaire Dutroux et dans le nord de la France avec l'affaire d'Outreau où de malheureux anonymes ont été promus provisoirement à la dignité de notables pour mieux être écrasés. C'est la résurgence du fantasme de l'ogre et de Barbe Bleue, personnifiés en son temps par le Maréchal Gilles de Rais, compagnon de Jeanne d'Arc, grand féodal proche du pouvoir, riche et puissant, mais aussi pédophile et meurtrier, longtemps intouchable, mais pourtant rattrapé par la justice du Roi, condamné à mort et pendu. Lorsque, à la suite de mon père, j'ai consacré ma vie professionnelle au service de l'État, en particulier de la Justice, et plus spécialement à la protection des victimes et à la poursuite des délinquants, je ne m'imaginais pas que cela me vaudrait un jour une telle méfiance et une telle inimitié, simplement parce que j'avais fini par accéder à un poste en vue. Jean Volff (Extrait de « Un procureur général dans la tourmente » (Editions L’Harmattan)
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