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31/1/10 | Bernard Martoïa |
Le rouleau compresseur des spin
doctors ! Le vote du Sénat pour un second mandat de Ben Bernanke à la tête de la Federal Reserve Bank a rassuré Wall Street. Il intervient à point nommé pour l’intéressé mais aussi pour le président des États-Unis. Un vote négatif du Sénat aurait été un désaveu cinglant infligé à Obama qui souhaitait le reconduire alors que l’intéressé appartient au parti républicain. L’incertitude du vote démontre qu’il existe une forte opposition à l’égard de la politique menée par le locataire de la Maison Blanche. Le tohu-bohu de cette élection à haut risque pour le président intervient onze jours après la cuisante défaite de la candidate démocrate à l’élection du poste vacant de sénateur du Massachusetts après le décès de Ted Kennedy. Ce n’était pas une surprise pour nos lecteurs. Dans deux articles, «L’Amérique au pain sec et à l’eau», du 10 octobre 2009, et «Charles le Téméraire», du 15 octobre 2009, (1), écris à mon retour d’Amérique, je notais que la fureur des citoyens américains à l’encontre des banquiers de Wall Street sauvés par l’argent du contribuable n’allait pas retomber de sitôt. Les Américains ne sont pas des veaux à qui l’on peut tout faire avaler. Puissent les Français faire mentir, en 2012, ce féroce jugement attribué au général de Gaulle ! Je concluais ainsi : «Les élections de 2010 au Congrès s’annoncent passionnantes…» L’élection partielle au Massachusetts a confirmé mon analyse. La citadelle du parti démocrate tenait depuis l’élection, le 3 janvier 1953, d’un certain John Fitzgerald Kennedy qui occupa ce poste jusqu’au 22 décembre 1960, quand il fut élu trente-cinquième président des États-Unis. Lui succéda un intérimaire, Benjamin Smith, jusqu’à l’élection générale du 7 novembre 1962. Il dut se retirer au profit du plus jeune frère du président. Ted Kennedy se cramponna pendant quarante-sept ans à son siège, jusqu’à sa mort survenue le 25 août 2009. Si cette vieille citadelle du parti démocrate est tombée aussi facilement, que va-t-il se passer dans les autres bastions du parti démocrate et a fortiori dans les « swing states » (états girouettes) lors de l’élection générale du 2 novembre 2010 ? Je vous le laisse deviner. Le conservatisme a encore de beaux jours en Amérique. L’ère des spin doctors La crédibilité d’un intellectuel repose sur la justesse de ses mots, celle d’un politique sur ses actes. Cette dichotomie est battue en brèche par une nouvelle forme de propagande mise en œuvre par les spin doctors. Pour bien comprendre de quoi il s’agit, spin veut dire pirouette en anglais. C’est aussi un verbe intransitif : tournoyer ou tourner. Doctors fait référence à des gens qui enseignent la pirouette à des politiques pour manipuler l’opinion publique. En raison de l’association entre spin et conférence de presse, la pièce dans laquelle se joue cette action se joue porte le nom de spin room. Excusez-moi pour ce jargon importé d’Outre Atlantique et qui n’a pas d’équivalent dans notre langue. Edward Louis Bernays (1891-1995) est le père de cette nouvelle forme de propagande. Ce juif américain d’origine autrichienne s’inspira des travaux de Gustave Le Bon et de Wilfred Trotter sur la psychologie des foules, et également de la psychanalyse inventée par son oncle Sigmund Freud. Son père, Ely Bernays, était le frère de Martha, la femme de Freud. En tant que juif ayant été témoin du rôle néfaste de la propagande du parti national-socialiste, il craignait que la même animosité irrationnelle à l’égard de son peuple puisse se développer dans n’importe quelle autre démocratie, à commencer par l’Amérique, son pays d’adoption. Selon un témoignage recueilli par la BBC auprès de sa fille Ann, Bernays pensait qu’il ne fallait pas se fier au jugement démocratique du peuple. Il craignait que le public américain puisse voter facilement pour le mauvais candidat ou pour la mauvaise cause. Le peuple avait besoin d’être guidé. C’est pourquoi son père croyait à un despotisme éclairé des masses... La technique inventée par Bernays utilise cinq moyens. 1) La présentation sélective de faits et de citations soutenant une position. 2) Le non-démenti démenti. C’est très subtil. Popularisé après le scandale du Watergate, c’est un propos qui semble direct et sans ambiguïté à la première écoute, mais qui se révèle, à l’analyse, comme n’étant pas du tout un démenti, mais comme une sorte de vérité non avouable. Les mots utilisés sont vrais, mais ils servent à délivrer une fausse impression auprès du public. 3) Parler en laissant suggérer des vérités non fondées. C’est un doux euphémisme de la technique du gros mensonge inventée par le docteur Joseph Goebbels. 4) Le recours à l’euphémisme pour masquer un projet. 5) Masquer les mauvaises nouvelles en insérant toujours une bonne en même temps, dans l’espoir que les médias les oublieront. Une autre tactique consiste à faire diversion en ouvrant un débat sur un terrain nouveau. Obama maîtrise parfaitement ces outils de propagande inventés par Bernays : c’est pourquoi il a été élu président. Il est plus ambitieux qu’on ne le croit. John Favreau, sa plume, a dit à Ken Auletta, le reporter du New Yorker (2) : «Le président est en mission, non pas de changer juste de politique à Washington, mais de changer de culture à Washington, et les médias aussi.» Ce n’est plus comme autrefois un affrontement entre le président et la presse. Abraham Lincoln écartait les critiques de la presse, en les traitant de «bruit» ou de «gaz» générés par l’ignorance et l’infatuation des éditorialistes. L'avènement d'Internet Un troisième acteur s’est imposé, et plus personne ne contrôle une histoire longtemps. Avec Internet, le cycle des nouvelles est beaucoup plus court. Une image en chasse rapidement une autre. Après que John Fitzgerald Kennedy se fut exprimé au sujet de la crise des missiles à Cuba, en octobre 1962, les médias retournèrent immédiatement à leur programmation. Maintenant, le discours du président est disséqué dans l’heure qui suit. Le président n’a plus le monopole de la parole, qu’il avait au début de la télévision. La technologie n’a pas simplement mis en péril les journaux, mais aussi la présidence impériale inventée par Théodore Roosevelt. (3) Obama ne veut pas être distancé. Il utilise massivement la toile à travers Twitter, Facebook et YouTube, des outils qui n’existaient pas encore pendant la campagne présidentielle de 2004. Dan Pfeiffer, le directeur de la communication de la Maison Blanche, pense que les représentants de la presse seront bientôt obsolètes à la Maison Blanche. Obama mise tout sur son image auprès du public. Sarkozy aussi, qui se pose stupidement en rival du président américain, à qui cette concurrence médiatique l’oppose davantage que leur fond idéologique. Le président français ne pense qu’à ravir la scène à Obama d’un jour ou d’une heure... N’attendez pas de l’un ou de l’autre de débat sérieux sur un dossier, mais chacun sait que l’un est le chef de la plus grande puissance de la planète, et l’autre celui d’une puissance moyenne en voie de décomposition, ce qui fait toute la différence. Malgré l’adoration dont il a bénéficié lors de l’élection présidentielle, Obama a toujours été distant avec la presse. David Mendell, un ancien reporter du Chicago Tribune, qui a suivi Obama depuis ses débuts en politique, a écrit qu’il n’était ni proche des journalistes, ni populaire auprès d’eux : «Ce que le public a encore à découvrir, c’est son côté secret : sa nature impérieuse, mercuriale, suffisante et irritée.» Comme l’image est l’arme de l’actuel président, aucune fausse note n’est tolérée. Il n’y a pas de clan non plus pour éclairer ses choix difficiles. Les fuites sont faibles et orchestrées. George Stephanopoulos, l’ancien conseiller de presse de Bill Clinton, dit d’Obama : « Vous pouvez parler à quatre ou cinq hauts conseillers de la même histoire. Ils vous répondront (ce qui n’était pas le cas avec l’ancienne présidence) Ils sont très cordiaux. Il peut y avoir une légère différence de ton entre eux, mais le message est toujours le même. » La Maison Blanche fait de son mieux pour manipuler les journalistes. Il y avait quarante-six attachés de communication sous Clinton, cinquante-deux sous Bush et soixante-neuf sous Obama. Leur chef est Robert Gibbs, qui a accès à toutes les réunions de la Maison Blanche, y compris celles portant sur des sujets très sensibles de défense. L’omniprésence d’Obama sur tous les plateaux de télévision répond à une stratégie délibérée d’ubiquité élaborée par les spin doctors. Mais cela a un prix qu’a exprimé le journaliste George Will du Washington Post : « L’omniprésence d’Obama a transformé sa voix en musique de fond de grand magasin, toujours présente, mais pas vraiment écoutée. » Convaincue que le pouvoir de persuasion d’Obama reste intact, la Maison Blanche ne s’est pas limitée à un seul dossier. Elle s’est lancée simultanément dans plusieurs directions : la réforme de l’assurance maladie, l’Afghanistan, le réchauffement climatique, la paix en Palestine, les sanctions contre l’Iran, un nouveau traité de contrôle des armements avec la Russie et le plan de revitalisation de l’emploi annoncé lors de son premier discours sur l’Union. Michael Curry doute des capacités de la Maison Blanche : « Je ne pense pas qu’il soit possible de traiter tant de dossiers en même temps. » La méthode Coué Aucune branche de l’exécutif n’est plus active que celle de la communication. Dès 5h du matin, les attachés de presse répondent aux questions des journalistes. A 7h est diffusé le premier rapport officiel à la presse. La Maison Blanche diffuse aussi des alertes à ses 1,7 millions de fidèles sur Twitter. Le discours radiophonique hebdomadaire du président est disponible sur la toile, tout comme les vidéoconférences de la première dame sur la réforme de l’assurance maladie. L’administration donne l’impression d’être toujours en campagne électorale. Peter Baker, du New York Times, avoue son impuissance face au rouleau compresseur de la Maison Blanche : «Nous sommes collectivement, comme des gamins de huit ans courant après le ballon. Au lieu de trouver une voie originale, nous sommes trop avides de courir après l’histoire qui fait la une, qui est trop souvent une histoire simpliste. Trop souvent nous passons à côté de l’essentiel.» Comme beaucoup de journalistes, il ne pense pas que cet état d’esprit va changer, quel que soit le nombre de discours qu’Obama prononcera. L’objectif des spin doctors est de décerveler l’opinion publique. Français, changez de chaîne dès que vous voyez apparaître le président ou l’un de ses conseillers ! Et si vous tombez sur le même programme, fermez votre télévision. Vous ne savez pas le bien que cela fait ! Bernard Martoïa (1) Archives des 10 et 15 octobre 2009 (2) The New Yorker, January 25 2009, Annals of Communications : Non Stop News, by Ken Auletta. 3) La présidence impériale de Théodore Roosevelt, de Bernard Martoïa.
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