L’inévitable divorce entre la
France et l’Allemagne
La crise européenne répète inlassablement le même schéma. Les mauvaises
nouvelles font plonger les marchés. Les dirigeants européens se concertent,
délibèrent et arrivent à ce qu'ils considèrent comme une «solution». Les
marchés sautent de joie jusqu'à ce que les investisseurs lisent les petits
caractères du communiqué et découvrent que « la solution » est une farce et
que les problèmes fondamentaux demeurent. Puis les mauvaises nouvelles
redémarrent et les marchés plongent. Cela se répète indéfiniment.
Telle semble être la stratégie de l'Europe pour faire face au plus grand
défi qu’elle a à relever depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette semaine,
nous voyons le cycle à nouveau en action. Le dernier miracle - mettre en
selle des gouvernements technocratiques en Italie et en Grèce - est d’ores
et déjà éculé. En attendant, il y a des mauvaises nouvelles en provenance
d'Espagne et du Portugal où, malgré les promesses les plus solennelles
d’entreprendre les réformes avec la bénédiction de Bruxelles, les économies
de ces pays ne redémarrent pas. Ajoutez à cela un bond sur les rendements
obligataires italiens, et l'Europe a repris sa sinistre glissade.
Le problème sous-jacent demeure : l'Allemagne et la France sont bloquées
dans leur lutte la plus féroce depuis la percée des panzers de Guderian dans
la forêt ardennaise en 1940. L'argent est une composante importante de cette
lutte sans merci. Pour faire court, l'Allemagne doit payer pour ressusciter
d'entre les morts le système bancaire français. Des régulateurs européens
écervelés (qui ont accompli l'exploit non négligeable de faire passer le
dysfonctionnement du système bancaire américain comme une simple péripétie
de l’histoire) ont poussé de nombreuses banques à investir dans la dette
souveraine dès à présent sans valeur de pays comme l'Espagne, l'Italie et la
Grèce. Ainsi les banques françaises, en particulier, sont pleines à ras
bords d’obligations pourries.
Pire, l'élite française a décidé, à sa façon élégante, que c'était le bon
moment pour investir en Italie avec l'achat de banques, de sociétés et
d’obligations, ce qui constitue l'intervention française la plus désastreuse
dans la péninsule italienne depuis que le roi François Ier a perdu la
bataille de Pavie en 1545.
Évidemment, comme l’affirment les Français, l'Allemagne doit payer pour
cela. (1) Avec leur logique gauloise immaculée, ils peuvent démontrer que si
la France est coincée avec sa folie des grandeurs, elle perdra sa cote de
crédit AAA qui, à son tour, rendra le Fonds européen de stabilité financière
(FESF) inopérant, exposant l'Europe, et l'Allemagne en particulier, à la
pleine force de la tempête financière.
La position française semble d'attendre patiemment que l’esprit lent de
leurs voisins teutoniques fasse son chemin vers une compréhension de la
clarté du raisonnement français. À ce moment-là, les Allemands seront censés
capituler en autorisant la Banque centrale européenne (BCE) à imprimer
directement ou indirectement des masses d'argent pour sauver le système
bancaire français sans que se produise rien d’aussi humiliant pour l’élite
française qu’un renflouement jamais évoqué.
Si c'était tout, peut-être la question pourrait-elle être réglée. Mais
c’est surtout une question de pouvoir : il s’agit de savoir qui régnera en
Europe, ou plus exactement quelles seront les règles qui seront appliquées
en Europe dans les décennies à venir.
La France est fondamentalement un pays du Club Med, avec quelques traits
nordiques que l’on retrouve historiquement parmi les communautés huguenotes
et juives qui lui ont donné ses meilleurs chefs d’entreprise. La France veut
un système économique qui soit dirigé par le «politique» pour toute
l'Europe, celui dans lequel les pressions politiques peuvent assurer le
genre de dévaluation constante de l'euro que l'Italie, l'Espagne, la France,
la Grèce et le Portugal ont utilisé à profit pour leurs monnaies nationales
dans le bon vieux temps. Le seul problème avec ce vieux système, c’est qu'il
a donné trop d'avantages aux Allemands, aux Hollandais et aux autres sous la
forme de taux d'intérêt plus bas. La France veut tenir les Allemands avec
une devise latine et des règles latines.
Pour sa part, l’Allemagne voudrait que les pays latins vivent sous les
règles nordiques, avec une monnaie forte, un budget équilibré, et en
laissant choir les pays qui ne peuvent pas suivre son exemple. Il n’y a
personne en Allemagne qui voudrait vivre avec les règles latines et laisser
l'euro entre les mains de politiciens français ou italiens. Des technocrates
liés par leurs règles, les Allemands peuvent s’en accommoder. C'est pourquoi
un technocrate italien a remplacé un Français à la tête de la B.C.E. Mais
c'est aussi pourquoi les Allemands sont très pointilleux sur les règles pour
empêcher la BCE de renflouer les pays insolvables en rachetant massivement
leurs dettes pourries.
S’il y a un moyen de combler le fossé entre ces deux positions, personne
ne l'a trouvé jusqu'à présent. Aucune des deux parties n’est prête à se
rendre et aucun compromis ne peut être trouvé. C'est pourquoi les sommets
européens se terminent toujours par un communiqué décevant. Aucune des deux
parties ne souhaite un krach boursier, et les deux parties travaillent
ensemble pour produire un accord plausible mais uniquement sur le papier
tant les différences sont inconciliables entre elles.
Quelle Europe adviendra ? Dans le passé, les nations ont fait la guerre
pour ce genre de désaccord. Cette fois, le différend se trouve être la
monnaie. L'UE est une tentative pour développer une structure
post-historique qui puisse accommoder ces controverses sans effusion de
sang, mais il a toujours été caché que les intérêts de la France et de
l'Allemagne demeurent inconciliables. (2)
Il n'y avait pas, jusqu'à ce que l'euro arrime ces deux pays dans une
monnaie unique, de règle commune. La question est maintenant de savoir si la
France va imposer sa loi à l'Allemagne, comme elle l'a fait dans la période
napoléonienne et en 1918, ou si l'Allemagne va dicter la sienne à la France
comme elle l'a fait en 1870 et en 1940. Les Allemands sont plus riches et
plus tenaces, les Français plus sémillants et plus vite sur leurs pieds.
Nous verrons bien.
Walter Russell Mead
Notes du traducteur :
(1) C’est une référence à la position intransigeante et humiliante de
Clemenceau aux négociations du traité de paix de Versailles en 1919 qui se
traduira par le revanchisme allemand, la défaite cuisante de l’armée
française en 1940 et la signature exigée par le chancelier Adolf Hitler de
sa capitulation dans le même wagon de Rethondes pour effacer l’humiliation
subie le 11 novembre 1918. L’élite française actuelle fait penser à la
phrase de Talleyrand au retour des émigrés en France : « Ils n’ont rien
appris ni rien oublié. » L’histoire n’est qu’un éternellement
recommencement.
(2) Après la réunification de l’Allemagne qui a affolé le Quai d’Orsay,
avec la perspective d’une puissante Mitteleuropa dont la France serait
exclue, le rusé Mitterrand eut l’idée d’une monnaie unique pour phagocyter
l’Allemagne. Le traité de Maastricht de 1992 était un contrat de mariage
entre cigales et fourmis. Etabli par la fourmi allemande, il n’a pas été
respecté par les cigales du Club Med qui, après avoir chanté tout l’été,
pleurent pour être sauvées. Même si l’Allemagne acceptait de payer, elle ne
pourrait empêcher la faillite de la zone euro. La France ne se résout pas à
l’admettre. Tout ce qu’elle veut dans cette négociation qui n’en finit pas,
c’est gagner du temps et sauver ses grenouilles banquières qui voulaient
devenir bœufs. On aime toujours la folie des grandeurs dans notre royaume
qui n’a pas changé de mentalité depuis le Roi Soleil. BNP Paribas et la
Société Générale, qui sont les plus grandes banques du monde, sont au bord
de la faillite. Comme dira son arrière petit-fils Louis XV : « Après moi le
déluge ! »
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