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Des millions de manifestants attaquent les jeunes à coups de boules de neige |
26/12/03 | Claude Reichman |
Franchement, je n'aurais jamais imaginé qu'un geste aussi anodin
pourrait avoir de telles conséquences. Je descends de chez moi, qu'est-ce que je vois ?
La rue toute blanche. Il avait neigé la nuit entière. Je me mets à dégager ma voiture,
et c'est au moment - je m'en souviens très bien - où j'en étais à la vitre arrière
que l'envie m'a saisi. Une envie irrésistible. J'étais mû par une force qui ne venait
pas de moi. J'ai pris une bonne poignée de neige, je l'ai serrée entre mes paumes et je
me suis retrouvé avec dans la main droite, eh oui, une boule de neige. C'est alors que
l'épicier est sorti de sa boutique en portant un cageot de mandarines. Avant même que
j'aie pu prendre conscience de ce que je faisais, la boule quitte ma main et, au terme
d'une trajectoire inexorable, frappe l'épicier entre les deux yeux. Son cageot tombe, les
mandarines roulent dans la neige comme un feu d'artifices. J'avais deux solutions :
m'enfuir ou m'excuser. Je choisis la seconde, surtout parce qu'il m'avait vu. Je vais vers
lui : - Je ne vous ai pas fait mal, Monsieur Triquet ? - C'était vous, Monsieur Moulin ? - Ben oui. Son front, ses joues, ses sourcils étaient pailletés de neige. Alors je lui ai dit : - Monsieur Triquet, vous ressemblez au Père Noël. - Ah bon ? J'ai sorti mon mouchoir et je lui ai essuyé le visage. - Non, non, Monsieur Moulin, ne vous dérangez pas. - C'est la moindre des choses, Monsieur Triquet. Après, on a ramassé les mandarines, et quand le cageot a été de nouveau rempli, il m'a dit : - Tout de même, Monsieur Moulin, je n'aurais pas cru ça de vous. - Eh ben, moi non plus. On a éclaté de rire tous les deux, et c'est alors qu'il m'a dit : - Dites donc, si on attaquait le boulanger ? - Le boulanger ? - Oui. - A coups de boules de neige ? - Oui. - Faudrait le faire sortir. - Vous en faites pas. On s'est planqué derrière une voiture, Triquet et moi, et on a fabriqué une bonne provision de boules de neiges. Triquet en a pris une et il l'a lancée de toutes ses forces sur la vitrine de la boulangerie. - Tenez-vous prêt, Monsieur Moulin. Ca n'a pas manqué. Le boulanger est aussitôt sorti sur le pas de sa porte. A ce moment, Triquet m'a crié : Go ! Et on s'est mis à le canarder. Le pauvre, il ne savait pas ce qui lui arrivait. Ca tombait comme à Gravelotte. Il se protégeait comme il pouvait, la tête entre les bras. J'avais presque pitié de lui. Bientôt on a été à court de munitions. Alors Triquet m'a crié : - On va le rouler dans la neige. - Ecoutez non, Monsieur Triquet. Il était déjà parti à l'assaut. Alors je l'ai suivi et, ma foi, on a roulé le boulanger dans la neige. Quand il s'est relevé, il était tout blanc et, en fait, ça ne le changeait pas tellement. Je ne peux pas dire qu'il était vraiment en colère, mais il n'avait pas l'air non plus très content. Alors je lui ai dit : - Excusez-nous, Monsieur Ménard, c'était pour s'amuser. - Tout de même, Monsieur Moulin, je n'aurais pas cru ça de vous. - Ben, moi non plus Remarquez, je n'étais pas seul. - C'est quand même vous qui avez commencé, a dit l'épicier. - Je l'avoue. On a aidé Ménard à s'épousseter de toute la neige qui le recouvrait, et c'est alors qu'il nous a dit : - Dites donc, si on attaquait les gamins ? Il y a une école juste à côté de chez nous et c'était l'heure de la rentrée. - Ouais, génial ! qu'il a fait, Triquet. - Et vous, Moulin ? - Ouais d'accord. Vous comprenez, je ne pouvais pas me dégonfler. Alors tous les trois, Triquet, Ménard et moi, on s'est planqué derrière une camionnette et on s'est mis à fabriquer des boules. Juste à ce moment, Mme Chimbrizat sort de chez elle, comme tous les matins, avec sa robe de chambre matelassée et les pieds nus dans ses mules, pour aller chercher son pain et son lait. - Mais qu'est-ce que vous faites là ? qu'elle nous dit. - Ben vous voyez, Madame Chimbrizat, on fait des boules de neige. - Pourquoi faire, Monsieur Ménard ? - On va attaquer les gamins. - Ah bon ? Est-ce que je peux faire des boules moi aussi ? - Ecoutez, Madame Chimbrizat, c'est plus de votre âge. Il faut dire qu'elle a quatre-vingt-trois ans. - Monsieur Ménard, mon âge ne vous regarde pas. Et elle s'est mise au travail avec nous. Quand Ménard a demandé : " Prêts ? ", d'une seule voix Madame Chimbrizat, Triquet et moi on a répondu : " Prêts ! ". Et l'offensive a commencé. Un déluge de fer ! Berlin ! Les pauvres gosses couraient dans tous les sens pour se mettre à l'abri, mais ils en prenaient plein la poire. Ah, c'était beau à voir. Pas mal de gens du quartier étaient sortis de chez eux, attirés par les cris. " Qu'est-ce qu'il se passe ? Qu'est-ce qu'il se passe ? " ils demandaient. Et nous on répondait : " C'est les vieux qui attaquent les jeunes ! " " Ouais, génial ", criaient-ils en chur. Et ils se mettaient à canarder les gosses avec nous. Après, on est allé attaquer le lycée. On était une
belle troupe. Au moins trente ou quarante. Triquet, Ménard, Mme Chimbrizat et moi, on
marchait en tête, Ménard tout en blanc, Mme Chimbrizat pieds nus dans ses mules, Triquet
avec son passe-montagne bien enfoncé jusqu'aux yeux, ce qui lui donnait un air farouche,
et moi avec mon porte-documents sous le bras. Le lycée, quel carnage ! On avait été
obligé d'enfoncer les portes parce que les élèves étaient déjà entrés. On les a
fait s'aligner le long d'un mur et on les a canardés comme à la foire. Les profs, on les
avait séparés en deux. Ceux qui étaient d'accord canardaient avec nous. Les autres, on
les avait mis avec leurs élèves et on leur tirait dessus. Et sans ménagement,
croyez-moi. Avec les CRS, on a pris la Fac de Lettres. Après, ç'a été la Fac de Sciences. A
midi, nous étions maîtres de la ville. Un émissaire est venu nous dire que le préfet
voulait absolument s'entretenir avec nous. Alors on a crié : " A la préfecture !
" Et toute la troupe s'est ébranlée. La place de la préfecture était noire de
monde. La foule nous acclamait : " Vivent les vieux ! Vivent les vieux ! " Le pays se mit à vivre sous le régime des vieux. Mme Chimbrizat faisait un discours télévisé tous les soirs au journal de 20 heures. Son indice de popularité devint rapidement plus élevé que celui de toutes les personnalités politiques. Et puis un beau matin, ce fut le redoux. La neige fondit brusquement. Les jeunes, qui n'osaient plus sortir, se montrèrent à nouveau. Les vieux rentrèrent chez eux. Bref, tout redevint comme avant, c'est-à-dire comme maintenant. Les événements de l'hiver se perdirent peu à peu dans l'oubli. Nous eûmes un moment l'espoir qu'on nous autoriserait à défiler le 14 juillet sur les Champs-Elysées. Mais finalement un échelon du corps des balayeurs de la ville de Paris fut choisi à notre place. On oublia même de donner la Légion d'honneur à Mme Chimbrizat, que le président, sur le balcon de la préfecture, avait pourtant solennellement promis de décorer lui-même. On ne nous fêta pas, on ne nous décora pas, mais il y a une chose qu'on ne pourra jamais nous enlever : la fierté de nous être battus pour nos idées. Alors une fois encore, crions tous ensemble comme autrefois : " Vivent les vieux ! " Claude Reichman
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