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01/1997 | Claude Reichman |
Comment faire de l’école un
réduit inexpugnable ! Je me dois d’évoquer un sujet qui nourrit une sourde inquiétude chez les enseignants. Il s'agit des ordinateurs. Chacun sait que leur nombre est inférieur, dans nos écoles, à celui qu'il atteint dans les pays comparables, mais là encore un peu de technicité budgétaire (l'argent existe, il suffit de savoir où le prendre) devrait nous permettre de rattraper rapidement notre retard. Quand la France veut s'en donner la peine, elle fait, dans tous les domaines, des pas de géant. Il suffit de constater l'extraordinaire rattrapage que nous sommes en train de réussir dans la téléphonie mobile pour le vérifier. Ainsi on voit tout un peuple qui s'était muré dans le silence reprendre goût à la parole, parce que désormais il peut le faire en marchant. Ce qui inquiète dans l'ordinateur, c'est l'usage délétère qui peut en être fait. On se souvient d'une scène funèbre qui eût pu figurer dans l'enfer de Dante et qui se déroula en 1974, au vu et au su de tous, à la télévision française. Candidat en déroute, Monsieur Chaban, rameutant le ban et l'arrière-ban des compagnons, apparut aux étranges lucarnes en compagnie de Monsieur Malraux. Celui-ci, haletant comme à l'ordinaire (il parlait de ses chats et de l'Apocalypse sur le même ton), déclara à la France abasourdie qu'on était à la veille d'une des plus grandes révolutions de l'histoire. Mais que celle-ci, à la différence des soubresauts sanglants des derniers siècles, serait une révolution du savoir, ou plus exactement de sa transmission. C'est la télévision, précisément, qui serait l'instrument de ce séisme. La télévision, par laquelle transiteraient désormais toutes les connaissances dont un enfant a besoin pour se former, un étudiant pour atteindre la maîtrise d'une discipline, un adulte pour la conserver. On ne sut pas exactement ce qui, dans l'exposition de ce bouleversement, plaidait pour la candidature de Monsieur Chaban plus que pour celle de Monsieur Giscard, mais on crut deviner qu'en délivrant son message le vieux barde faisait de celui qui, sagement assis à son côté, l'écoutait religieusement (et tristement, sachant que tout cela était inutile et qu'il ne gagnerait pas) le détenteur d'une vérité nouvelle qui, telle la Parole divine, dans les temps futurs se ferait chair un jour. Nouvelle fracture On ne saurait dire quel sentiment précis cette étrange intervention suscita. Probablement aucun, si ce n'est d'apitoiement pour Monsieur Chaban, contraint de faire tourner les tables pour démentir les funestes prophéties. Quant à Monsieur Malraux, on se dit que ces quelques moments de fulguration seraient à ajouter - en annexe - à la brillante série d'entretiens télévisés qui avait permis à tout téléspectateur normalement constitué de se transformer, pendant l'espace de quelques soirées, en commensal ébloui des plus grands mystagogues. Et pourtant, une fois de plus, l'artiste, parce qu'il était en contact par chacun des atomes de sa chair avec les forces telluriques, avait su voir où allait le monde. Il ne s'était trompé que sur le moyen technique. Ce n'était pas la télévision qui allait bouleverser la transmission du savoir mais l'ordinateur qui, capable de transformer l'information en données chiffrées, allait pouvoir s'en faire récepteur et transmetteur par la voie des canaux hertziens ou des lignes téléphoniques. Le monde entier désormais est à la portée de n'importe quel individu possédant un ordinateur et une prise de téléphone. Il est stupéfiant que cette extraordinaire innovation n'ait soulevé aucun débat pédagogique ni nourri aucune réflexion syndicale chez les enseignants. La raison en est simple. Elle tient en deux locutions adverbiales et populaires : « II ne faut pas parler de ce qui fâche. » « Moins on en dit, mieux on se porte. » Ce n'est pas sans intention précise que nous avons ainsi fait appel, pour exprimer le sentiment dominant chez les enseignants, à la sagesse des nations. Car elle est, dans cette affaire, le bouclier d'airain à l'abri duquel nos dispensateurs de savoir comptent légitimement résister à la horde technologique qui veut emporter leurs redoutes et les réduire en esclavage ou, pire encore, les supprimer comme bouches inutiles à nourrir. La dernière grande fracture du monde remonte à la fin du XVe siècle. Presque en même temps, on découvre l'Amérique et l'imprimerie. L'afflux de l'or des Amériques provoque une inflation qui ruinera la noblesse. L'accès de tous à la lecture permet les prédications réformées et l'éclatement de la religion. Les deux piliers traditionnels de la société occidentale que sont la noblesse et l'église catholique ne résisteront pas à ces terribles attaques. La première finira par disparaître, la seconde sera peu à peu ramenée à sa modestie originelle, ce qui, en dépit de phases difficiles, permettra à sa vocation consolatrice de s'accomplir sans être gênée par les embarras séculiers. La révolution de l'ordinateur a au moins autant d'importance que celle du xve siècle. Elle déroule ses fastes mondiaux, bouleverse les modes de travail et les relations entre les hommes sans que les institutions officielles françaises n'en tirent la moindre conséquence. On ne peut qu'applaudir à une telle sérénité, qui redouble en nous la confiance presque aveugle (« presque » seulement, car si nous gardons un peu de notre vue, c'est afin de pouvoir les admirer) que nous portons à nos dirigeants. Près du poêle Si, dans les lignes qui suivent, nous nous permettons d'évoquer un certain nombre d'évolutions que l'ordinateur risque de provoquer dans le domaine de l'enseignement, ce n'est pas pour leur accorder une quelconque faveur ni pour tenter d'accréditer l'idée selon laquelle il faudrait se préparer d'ores et déjà à ces bouleversements, voire les devancer. Une telle attitude de notre part serait irresponsable et nous croyons, à cet égard, avoir démontré, par les divers développements de cet ouvrage, notre attachement aux institutions de tous ordres de notre pays et aux hommes et femmes d'élite qui les dirigent, et notre foi inébranlable en eux. Disons plutôt qu'il va s'agir d'un jeu, un peu comme lorsqu'on éteint brusquement la lumière et qu'on croit voir le loup partout. Loup y es-tu ? Amis lecteurs, rassurez-vous : le moment venu, nous redonnerons la lumière et le loup disparaîtra comme par enchantement. L'enseignement traditionnel peut se résumer en sept mots (chiffre cabalistique qui vient à point nous indiquer que nous sommes entrés dans le domaine du sacré) : une classe, trente élèves et un maître. Bien entendu, l'inventivité permanente, la spontanéité, le goût d'expérimenter chaque jour des solutions nouvelles, qui sont les caractéristiques du monde enseignant, ont apporté à cette définition de base mille et une variantes. Mais de même qu'il existe en tout et pour tout, comme chaque maître cuisinier le sait, sept sauces, dont les autres ne sont que des avatars, de même hors de la formule « Une classe, trente élèves et un maître », il n'existe que des variations sur le thème originel. Cette formule magique est admirable parce qu'elle a répondu jusqu'à nos jours à toutes les nécessités qui découlent de l'existence d'enfants à instruire, ainsi que des évolutions de l'architecture et de l'économie occidentales. On peut certes faire classe partout ou presque. La preuve en est l'école buissonnière qui, dans son acception initiale, ne désignait pas les enfants qui préféraient les joies de la nature à celles de l'étude mais ceux qu'on enseignait, dans le secret des bois et des halliers, dans la foi interdite. Il est toutefois plus raisonnable de disposer, pour la commodité et le confort de tous, maîtres et élèves, de lieux clos et chauffés. À cet égard, le poêle qui, jusqu'au moment où il fut détrôné par le radiateur, régnait au fond de la classe, a valu à l'historiographie scolaire et périscolaire quelques-uns de ses meilleurs récits et de ses saynètes traditionnelles qui, pour la joie de tous, font revivre « le dernier de la classe, assis au fond, près du poêle, là où il fait chaud ». Cher et vieux dernier, chers et vieux derniers, que de moments de camaraderie, d'amitié, d'attendrissement vous nous avez fait passer. On a tous au fond du cœur son dernier de la classe, image déjà un peu floue d'un monde disparu, symbole d'une civilisation encore fondée sur la compétition, mais qui savait dispenser de la sympathie à celui qui connaissait l'échec, image inversée de notre propre réussite, tabernacle de nos craintes et de nos angoisses. Aujourd'hui, il n'y a plus de dernier de la classe. Le progrès a fort heureusement fait disparaître presque partout ces classements barbares qui tendaient à instaurer une hiérarchie du mérite, quand on sait que la société est seule responsable de nos succès et de nos échecs. Mais comme l'apitoiement est une composante éternelle de l'âme humaine (et qui même, selon certains scientifiques, existerait aussi chez les animaux), on a créé la catégorie des exclus, afin de permettre aux générations modernes de mobiliser à leur profit tout ce qu'elles ont en elles de généreux et de donner naissance à une nouvelle historiographie, moins pittoresque peut-être que celle du poêle à charbon et de ses fidèles suppliants, mais plus conforme à l'insurpassable esthétique sociale de notre temps. La seconde bataille de Poitiers Or voilà que la formule magique : « Une classe, trente élèves et un maître » est contestée par une invention diabolique, l'ordinateur. Grâce à lui et au téléphone, un maître résidant n'importe où dans le monde peut s'adresser à des milliards d'élèves répartis tout autour de la planète. Mais il peut aussi ne s'adresser qu'à un seul et celui-ci, s'il le désire, peut ne se confier qu'à lui, sans que vingt-neuf autres paires d'yeux ou d'oreilles ne s'immiscent dans leur colloque singulier. Qui ne comprend qu'à moins de mesures de la dernière énergie, cette invention portera avant longtemps un coup mortel à la classe traditionnelle, sur laquelle reposent nos espoirs et notre tranquillité, parce que nous savons nos enfants en bonnes mains et que nous pouvons vaquer tranquillement à nos activités sans avoir le souci de les surveiller ni de les éduquer ? Nous commencerons par écarter la mesure qui consisterait à interdire l'ordinateur sur le territoire de la République française. Elle aurait assurément le soutien de tous ceux qui se sentent incapables de se mettre à l'informatique, et qui sont une large majorité dans notre pays. Mais les activités qui, déjà, reposent sur l'utilisation de cette technique seraient si gravement perturbées que nous perdrions aussitôt, en raison par exemple de la pagaille dans les réservations de train pour les vacances, le bénéfice de popularité que nous vaudrait son interdiction. Au demeurant, on a pu constater, lors d'un épisode fameux connu sous le nom de « seconde bataille de Poitiers » (la première ayant vu Charles Martel y défaire les Arabes en 732), que les efforts déployés par les autorités de l'État pour entraver l'invasion des machines étrangères (en l'occurrence, il s'agissait des magnétoscopes japonais, qui déséquilibraient notre balance commerciale) ne sont pas relayés par la population qui ne comprend pas toujours que, de son civisme, dépend l’issue du combat, qui assiège les revendeurs ou s'approvisionne en cachette à l'étranger et finit par faire céder les digues vertueuses qui protégeaient l'intérêt national. Il ne faut pas songer non plus à des dispositions de moindre envergure mais de même nature, comme l'interdiction de l'ordinateur aux moins de seize ans. Nous n'aurions pas, dans ce cas, de perturbations économiques sérieuses. Au contraire, les budgets familiaux se trouveraient bien de cette mesure qui leur permettrait de notables économies et de reporter leurs dépenses vers des achats plus utiles. Mais il faut tenir compte d'une part de l'effet de seuil (à quinze ans et onze mois on n'a pas droit à l'ordinateur, à seize ans juste tout change) qui donnerait naissance à d'inacceptables trafics entre familles ou entre enfants, et d'autre part de la rente de situation dont bénéficieraient les enfants déjà en possession d'un ordinateur. On pourrait certes songer à le leur confisquer, mais là encore, pour souhaitable qu'elle paraisse en théorie, la mesure serait inapplicable en raison de la variété et du nombre de cachettes disponibles. Réduit inexpugnable II ne nous reste plus alors qu'à faire preuve des vertus guerrières qui, si souvent dans l'histoire, ont permis à de grands chefs de conduire notre vaillant peuple à la victoire, et à mettre en œuvre les moyens les plus modernes de la stratégie. L'idée de base consisterait à s'inspirer des techniques du judo. L'adversaire se lançant sur vous, vous utilisez son mouvement en l'accentuant de telle sorte qu'il se transforme en chute et, une fois qu'il est à terre, vous l'immobilisez. Il faut que les enseignants mettent toute leur influence au service de l'ordinateur. Dans chaque classe de France, de la maternelle à la terminale, pas un cours ne doit se terminer sans qu'une allusion aussi précise que possible ne soit faite à la nécessité, pour tous les enfants et les jeunes gens, de posséder un ordinateur. Gageons que cette campagne sera efficace. Même si l'influence des maîtres a décru, ce qui vient de l'école garde, pour tous les parents, le caractère d'une injonction culturelle. Une fois que l'équipement de notre jeunesse en ordinateurs aura atteint un seuil suffisant, il suffira de créer une nouvelle discipline scolaire baptisée « Jeux éducatifs », qui deviendra une matière obligatoire et à fort coefficient au baccalauréat. À la différence des jeux non scolaires, de nature commerciale, sur lesquels on peut compter pour ne pas encombrer l'esprit des enfants de notions culturelles, les jeux édités par l'Éducation nationale apporteront aux élèves des notions complémentaires à celles qu'ils reçoivent dans leur cursus scolaire, sans jamais empiéter sur ce qui fait le noyau dur des programmes. De la sorte, l'ordinateur aura été mis au service de l'enseignement, et celui-ci continuera de contrôler l'ensemble de la filière, pour le plus grand bien de la nation. On ne peut cependant exclure l'hypothèse que des firmes multinationales, sentant qu'un marché gigantesque s'offre à elles, tentent de commercialiser des logiciels à fort contenu pédagogique et ne finissent par créer des diplômes sanctionnant le suivi de leurs programmes. Pour peu que ces derniers soient élaborés avec compétence (et on peut compter sur ces firmes riches et puissantes pour s'attacher les services d'enseignants renégats), et que les dispositifs de vérification des connaissances soient certifiés loyaux et fiables et surveillés par telle autorité internationale, les diplômes commerciaux ne tarderont pas à être bien cotés et à concurrencer dangereusement, voire victorieusement, leurs équivalents officiels. Si tel devait être le cas, nous ne pourrions compter ni sur les gouvernements américain et anglais, trop liés aux firmes multinationales et toujours désireux d'accroître leur hégémonie culturelle, ni même sur nos partenaires européens, qui n'ont jamais su résister vraiment aux pressions d'outre-Atlantique. Force nous serait alors de nous replier sur l'hexagone et d'y constituer un réduit inexpugnable. L'exemple du nuage radioactif de Tchernobyl, que nous avons réussi à contenir hors de notre territoire grâce à l'efficacité de nos frontières, démontre que la France est capable de relever un tel défi. Miroir aux alouettes II conviendrait, dans une telle hypothèse, d'organiser une manifestation d'ampleur nationale, inspirée par l'exemple de la Fête de la Fédération, au cours de laquelle la foule des participants prononcerait le serment de ne jamais faire concourir ses enfants à un autre diplôme que ceux délivrés par l'Éducation nationale française. Le président de la République prononcerait également le serment du diplôme puis, dans une adresse télévisée au pays, se porterait garant du caractère sacré et éternel des parchemins nationaux. Si c'est à Monsieur Chirac qu'échoit cette tâche, il l'accomplira de grand cœur, car il a démontré en se portant garant des acquis sociaux et des crédits de la Défense, que les engagements les plus périlleux ne lui font pas peur. La bataille, ne nous le cachons pas, sera rude. De nos adversaires, nous devons nous attendre aux coups les plus bas. Ils tenteront par tous les moyens de jeter le discrédit sur l'enseignement officiel, en n'hésitant pas à diffuser par tous les canaux à leur disposition les médisances habituelles. Ils useront de la désinformation pour faire accroire aux parents français que les diplômes nationaux, n'ayant plus cours que dans l'hexagone, condamneront leurs enfants à des carrières médiocres, loin des chemins glorieux du grand commerce international. Mais nous pourrons compter sur le bon sens français, que n'éblouit pas le miroir aux alouettes, et sur le pragmatisme des familles qui, en vertu du fait qu'« un bon tiens vaut mieux que deux tu l'auras », se diront qu'un diplôme français procurera plus sûrement à leur enfant un emploi de fonctionnaire qu'un vague certificat multinational ne lui permettra de succéder à Bill Gates à la tête de Microsoft. De plus, aucune famille ne sera insensible à cet aspect déterminant du problème : que faire des enfants si l'école n'est plus là pour les garder ? N'hésitons pas à le dire, c'est sur ce terrain que tout se jouera. Nos concitoyens ont mis trop de temps à conquérir leur pleine indépendance vis-à-vis de leurs enfants pour y renoncer aisément. Bien au contraire, ils mettront ensemble toutes les ressources de la surdité sélective pour se fermer aux sirènes multinationales. L'école restera, en France au moins, ce qu'elle est : le lieu où l'enfant passe le plus clair de son temps, de la sortie des langes à l'entrée dans le chômage. Et notre résistance à la barbarie moderniste fera l'admiration du monde entier. Claude Reichman
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