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23/3/09 | Jean-Jacques Rosa |
Les banques de dépôts doivent revenir à leur mission traditionnelle Ce que j’ai lu récemment de plus réfléchi sur la crise financière, c’est l’article d’Amar Bhidé (Professor of Business, Columbia University) intitulé « In Praise of More Primitive Finance », paru dans la revue électronique Economist’s Voice (https://www.bepress.com) en février dernier. L’auteur, qui est lui-même un ancien trader, a participé aux travaux de la commission Brady, chargée d’analyser les conditions du krach de 1987 (LTCM). Dans cet article il passe en revue les diverses dégradations des procédures de contrôle des risques de la part des divers partenaires des industries financières, clients, actionnaires, autorités de réglementation, qui ont ensemble concouru à terriblement fragiliser le système financier dans son ensemble, au point que, selon ses propres termes : « N’importe quel choc aurait pu provoquer son effondrement ». Il commence par une mise en cause du triomphe de la théorie financière moderne qui a donné lieu à des développements mathématiques d’une complexité redoutable, et dont les créateurs eux-mêmes ne maîtrisaient pas toutes les implications, notamment dans la mesure où cette nouvelle ingénierie financière prétend quantifier tous les aspects du risque en évacuant les « incertitudes » fondamentales, mais non quantifiables. C’est, à mon sens, un exemple type de la « prétention du savoir» que dénonçait déjà Hayek chez les "ingénieurs sociaux "du XXème siècle. De plus, la théorie de l’équilibre des marchés financiers par la diversification des portefeuilles, qui a conduit à la gestion passive et indicielle de l’épargne individuelle, a déterminé, selon Bhidé, une démission des épargnants à l’égard du contrôle de leurs placements. Mais un portefeuille diversifié d’actifs eux-mêmes très risqués reste risqué. Or les épargnants se contentent de plus en plus de placer leur argent dans des fonds monétaires ou des indices boursiers sans plus se soucier de la qualité-risque de ces véhicules. Il s’ensuit un recul du jugement sur les actifs financiers qui dégrade le contrôle de la prise de risque sur les marchés. Le jugement au cas par cas des investisseurs est alors remplacé par les cotations des agences de certification (Moody’s, Standard and Poor) qui ne sont pas à l’abri d’erreurs ou d’évaluations superficielles. Tout cela constitue selon moi un deuxième travers, dénoncé pour l’économie dans son ensemble par la critique hayekienne, la centralisation excessive de l’information, ici financière. Or l’information ne peut être riche et de qualité qu’au travers de la multiplicité des sources et des évaluations individuelles, ce qu’aucun agent central ne saurait remplacer ni produire efficacement. Cette caractéristique d’une imperfection croissante de l’information dans une économie d’information est passée – il faut le dire – très largement inaperçue. Là cependant ne s’arrête pas la liste des facteurs de relâchement de l’information et du contrôle des risques dans la sphère financière. L’appareil des réglementations publiques, dont les étatistes de tous bords réclament aujourd’hui le surdéveloppement, issu de la crise des années 30, a, selon l’auteur, « sévèrement affaibli la gouvernance des entreprises ». En particulier en interdisant les opérations d’initiés (« insider trading ») des dirigeants d’entreprises et membres des conseils d’administration sur les actions de leurs propres sociétés. Or ce sont ces insiders qui ont la meilleure information sur la marche réelle de l’entreprise, et ont aussi réellement intérêt, lorsqu’ils sont actionnaires, à en surveiller la véracité. Des administrateurs non propriétaires, ou qui ne le sont que pour des quantités négligeables, et qui ne jouent pas de rôle actif dans l’entreprise, ne peuvent pas en suivre la gestion avec une véritable compétence ni une motivation suffisante. Et la simple menace des OPA ne peut remplacer cette surveillance compétente, les réglementations et les interventions des autorités publiques ayant le plus souvent pour objectif de freiner ces OPA ou même de les interdire. Les managers, et en particulier les managers des banques, ont alors toute discrétion pour agir sans contrôle autre que ceux qu’ils se donnent à eux-mêmes. C’est, comme je l’ai écrit dans divers articles, le capitalisme « managérial » et administratif plutôt que « concurrentiel » ou encore prétendument «ultra-libéral ». La surveillance par les clients, d’autre part, a été affaiblie par l’assurance des dépôts destinée à les protéger de banquiers imprudents, mais en même temps elle rend inutile toute vigilance de leur part dans le choix de leur banque. Protégées par des institutions telles que le FDIC aux Etats-Unis, les banques peuvent ainsi se dispenser de rechercher la confiance des déposants, l’Etat garantissant les dépôts de ces derniers en cas de difficulté. C’est ainsi que dans les années 70 les banques ont commencé à intervenir sur le marché des « futures » et autres marchés d’instruments risqués et ont pu prêter largement à General Motors, IBM et autres entreprises à l’avenir incertain (l’équivalent en somme des « junks bonds » d’une autre époque). Elles ont poursuivi sur cette pente dangereuse en « titrisant » toutes sortes de crédits : hypothécaires, sur cartes de crédit, sur les prêts à l’achat d’automobiles entre autres. Comme on le sait aujourd’hui, la titrisation, semblable en cela à la « mithridatisation » qui habitue l’organisme à ingérer à répétition de faibles doses de substances toxiques, a disséminé des risques importants dans des actifs apparemment solides qui, revendus, leur permettaient de poursuivre une forte expansion en augmentant leur effet de levier et donc leur exposition à plus de risques. A cela s’ajoutaient des spéculations supplémentaires sur des produits dérivés, futures et swaps, eux-mêmes assis sur ces bases incertaines. L’évaluation des positions de risque de ces institutions devenait alors de plus en plus arbitraire, le fruit de calculs trop complexes pour être compris et vérifiés, les banques devenant ainsi des entreprises « Too Complex to Manage » dont les bilans appartenaient de plus en plus souvent au domaine de la fiction économico-mathématique. Des pyramides d’institutions à l’architecture baroque, comme la Citibank notamment, mais il en existe de nombreux autres exemples, rassemblant en une combinaison complexe banque d’investissement, organismes de courtage, banque de détail et assurances, pouvaient se constituer sur le flou des comptes, un levier excessif, et la perte de contrôle du management. Mais les managers eux-mêmes, qui ont profité personnellement dans des proportions remarquables de ces constructions hasardeuses, n’avaient aucune incitation à en freiner le développement et n’étaient soumis de fait à aucun contrôle. Pis encore, les réglementations récentes, celles de l’administration Clinton en particulier, ont encouragé ces prises de risques en subventionnant le développement massif de crédits immobiliers à des emprunteurs insolvables au nom d’une politique sociale qui lui valait d’ailleurs une large approbation électorale. Dans ces conditions, la fin de la période de hausse exceptionnelle des marchés d’actifs (dont la cause initiale se trouvait en large part dans les décisions de placement de gouvernements des pays nouvellement émergents, nous y reviendrons ultérieurement dans un autre article) provoquait des réactions en chaîne incontrôlables dans tout le système ainsi complètement fragilisé. Nous pourrions dire que le schéma est d’une certaine façon classique : c’est celui d’industries en phase d’innovation accélérée qui connaissent un fort développement, mais dont les entreprises de qualité très inégale bénéficient toutes initialement, dans l’euphorie du moment et face à la croissance soutenue de la demande. Ces périodes d’aubaine sont invariablement suivies d’une phase de tri et de purge dans laquelle les entreprises les moins solides et les produits de moindre qualité disparaissent. Mais ce schéma est lourd de conséquences lorsqu’il concerne un secteur qui affecte l’ensemble de l’économie et l’ensemble des épargnants et consommateurs, comme c’est le cas de l’industrie financière et plus particulièrement celle des établissements de dépôts à court terme. Et la purge devient spécialement toxique lorsque les autorités de surveillance ont amplifié la prise de risques par des réglementations et des interventions qui allaient en fait à l’encontre de leur mission, et en s’avérant incapables de maîtriser la nouvelle complexité de la finance moderne. La faillite est ainsi très largement une faillite des réglementations et des autorités de contrôle, non pas à cause d’une idéologie prônant l’absence de réglementations, comme on le dit couramment, mais à cause de réglementations perverses et, dit Bhidé, d’une impossibilité de fond de la réglementation de certaines activités nouvelles à haute complexité. Pour l’auteur la responsabilité majeure est celle des gouvernements et des économistes financiers. Faut-il alors créer comme le proposent les uns et les autres de nouvelles administrations de surveillance ? Faut-il donner plus de pouvoir à des administrations internationales comme le FMI ? Faut-il suivre les conseils d’économistes et de fonctionnaires qui veulent interdire certains produits financiers ou réduire la mobilité internationale des capitaux ? L’ambition paraît démesurée et inadaptée à Amar Bhidé et ces conseilleurs peu fiables, comme vient de le démontrer la crise financière. Il doute, de plus, que les gouvernements puissent disposer des moyens nécessaires pour recruter des spécialistes suffisamment compétents et en nombre adéquat pour faire face à la situation. Il propose plutôt de ramener les banques à une finance plus « primitive ». En effet c’est l’implication des banques (et donc de leurs déposants, nolens volens) dans les opérations de plus en plus risquées de la finance qui a propagé les difficultés de façon catastrophique. Lors de l’éclatement de la bulle Internet, au contraire, près d’un demi trillion de dollars a été volatilisé aux Etats-Unis, mais comme cette perte ne mettait pas en jeu des crédits bancaires, les répercussions sur l’ensemble de l’économie ont été modestes et rapidement absorbées. Il s’agit donc de limiter étroitement ce que les banques et autres organismes qui reçoivent des dépôts à court terme du public sont autorisés à faire avec cet argent : uniquement des prêts traditionnels reposant sur des analyses financières de « due diligence », et des opérations simples de couverture de leurs risques. Le critère serait que chacune de leurs opérations puisse être comprise par des banquiers et des agents de tutelle qualifiés, mais qui n’aient pas besoin pour cela d’un doctorat en mathématiques financières. Les fonds monétaires feraient les frais de cette simplification et l’ingénierie financière se contracterait quelque peu, mais il est probable que la situation actuelle dans laquelle un tiers du volume total des profits d’entreprises aux Etats-Unis va au seul secteur financier, correspond à une hypertrophie qui ne bénéficie pas à l’ensemble de l’économie. D’autre part, tous les autres organismes financiers pourraient entreprendre toutes les opérations spéculatives de leur choix, sans cependant pouvoir opérer de transactions avec les banques de dépôts ou obtenir de leur part des crédits. Et ceux qui les financeraient le feraient alors en connaissance de cause, à leurs risques et périls et sans compromettre la stabilité globale. Il y aurait certes toujours des spéculations et des bulles, comme par le passé, mais sans contagion systémique majeure et immédiate. La tâche des autorités réglementaires en serait alors simplifiée et elle pourrait être accomplie plus sérieusement parce que plus étroitement focalisée, et ce avec moins, et non plus, de règlements et de personnels. Un dernier point cependant, que Bhidé ne développe pas : il convient de revoir les conditions dans lesquelles les dirigeants d’entreprises peuvent échanger des actions, dans un sens plus libéral car ils sont les mieux placés pour en connaître la valeur, et revoir (à la hausse évidemment) leur responsabilité financière personnelle en cas de pertes, ainsi que faciliter les modalités de leur contrôle effectif par les actionnaires. Passer en somme d’un capitalisme managérial et administré à un capitalisme plus réellement concurrentiel. Jean-Jacques Rosa |