Le
protectionnisme n’est pas la
solution
La critique des échanges libres, qui constituait déjà le sport favori des
non économistes en temps ordinaires, redouble d’intensité en cette période
de crise financière et de récession. Le thème dominant de ce
néo-protectionnisme est que la liberté des échanges, dont les économistes
font le moteur indispensable de la croissance, n’a pas été, en réalité, à la
source de la prospérité des pays aujourd’hui riches. Alors que les
néo-libéraux comme Thomas Friedman soutiennent que seul le capitalisme sans
entraves et le commerce international sans barrières peuvent sortir les pays
les plus pauvres de leur misère, Ha-Joon Chang * entend montrer que les
superpuissances actuelles - depuis les Etats-Unis et la Grande-Bretagne
jusqu’à sa Corée natale – ont toutes obtenu la prospérité par la pratique
d’un protectionnisme sans scrupule et l’interventionnisme public dans
l’économie. Ces pays riches ont oublié leur passé et tentent d’imposer aux
pays en développement, par le truchement de la Banque Mondiale, du Fonds
Monétaire International, et de l’Organisation Mondiale du Commerce, la
doctrine qui leur convient mais qui n’est pas celle dont ces pays ont
besoin. Les pays riches feraient mieux de revenir à des politiques plus
généreuses, comme celle du plan Marshall, pour aider les pays pauvres à
suivre leur propre voie vers le développement.
Deux choses sont incontestables : le développement de l’Occident s’est
fait tout autant par le commerce que par la force et la violence des armes,
comme le rappellent Ronald Findlay et Kevin O’Rourke dans leur récent et
remarquable ouvrage, Power and Plenty : Trade, War, and the World Economy
in the Second Millennium (Princeton University Press, 2007). La route
des Indes, occidentales comme orientales, a été ouverte par des bateaux de
commerce qui étaient aussi des forteresses flottantes, et par la conquête
autant que par l’échange. Bien avant dans l’histoire, c’était aussi la
méthode des Vikings, notamment dans leurs entreprises commerciales en Europe
centrale et jusqu’à Constantinople, comme également celle de l’empire des
steppes constitué par les Mongols. Il y a eu aussi rivalité entre
l’Angleterre et les Pays-Bas, et rivalité armée, pour le contrôle des
débouchés et des échanges. De même entre l’Angleterre et l’Espagne, et le
plus souvent par le moyen de la piraterie de haute mer. Donc commerce et
violence dans l’histoire, oui, mais commerce quand même et non pas
fermeture. Rappelons-nous aussi que le Japon a été ouvert aux échanges par
les canonnades de l’amiral Perry, mais il en a magnifiquement tiré parti par
la suite.
Il est vrai également que de nombreux pays ont connu un développement
incontestable sous des régimes mercantilistes et même communistes et
planifiés, telle la Russie de Staline entre les années 30 et la disparition
du dictateur, parvenant, au début des années 60, à constituer une menace
très réelle pour la première puissance économique et militaire mondiale, les
Etats-Unis.
Mais ce dernier point appelle à son tour deux observations. Tout d’abord
nous ne savons pas si ces économies n’auraient pas en réalité connu un
développement plus rapide et moins pénible sous un régime plus libéral
pratiquant l’ouverture économique. Les exemples des petits pays très ouverts
sur l’extérieur et qui ne prétendent pas s’imposer par la force militaire
plaident nettement en ce sens. Et en sens inverse, l’expérience des
politiques de substitution aux importations pratiquées par les pays
d’Amérique latine après la dernière guerre mondiale les a clairement
conduits au déclin.
En deuxième lieu, il faut considérer la dynamique historique et les
conditions changeantes des équilibres économiques. Comme je l’ai montré dans
Le second XXème siècle, les progrès comparés des techniques de
production et des technologies de l’information peuvent modifier les modes
d’organisation les plus efficients : en pénurie relative de l’information
face à la croissance accélérée de la production, la centralisation peut être
supérieurement efficace, alors que dans des périodes d’abondance de
l’information relativement à la production, la décentralisation et les
marchés peuvent donner de bien meilleurs résultats. Constater que beaucoup
de pays ont connu, dans les deux premiers tiers du XXème siècle, un
développement sous un régime de forte intervention de l’Etat et de commerce
contingenté n’est donc qu’une évidence, et cela ne veut pas dire qu’il
puisse en aller de même au début du XXIème siècle, alors que l’information
est partout, son coût des plus réduit, et les échanges particulièrement
faciles. De fait, même la Chine qui a voulu conserver un système politique
autocratique et centralisé par le parti communiste, a connu un essor
extraordinaire à partir de moment où elle a ouvert son économie aux marchés
internationaux, au système des prix et au profit.
Tout l’environnement économique, technologique, juridique, commercial et
militaire, a changé radicalement depuis l’ère d’accession à la richesse des
grandes nations occidentales. Vouloir imiter aujourd’hui les politiques qui
leur ont réussi à l’époque, en négligeant les opportunités nouvelles
qu’offre le monde fini du XXIème siècle, serait pour le moins imprudent et
au pire autodestructeur. Si comparaison en général n’est pas raison, la
comparaison internationale et inter-temporelle des politiques de
développement peut nuire gravement à votre santé économique.
Jean-Jacques Rosa
* Ha-Joon Chang, Bad Samaritans : The Myth of Free Trade and the
Secret History of Capitalism. Bloomsbury Press, 2008.
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