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1/1/12 | Claude Reichman |
Conte de l’An
Neuf Il y avait dans le beau pays de France, même si cette terre bénie des dieux semblait avoir été abandonnée de ceux-ci, un homme d’infinie ressource et sagacité qui aurait pu nourrir l’ambition de devenir président de la République. Bien que son comportement fût modeste et ses mœurs simples et frugales, il avait une trop haute conscience de sa valeur pour vouloir occuper le poste qu’on appelait encore suprême mais qui ne conférait plus la moindre once de pouvoir, tant ses détenteurs successifs avaient affaibli la fonction à force d’incompétence et de lâcheté. Non, de ce poste, notre homme ne voulait pas. Lui, ce qu’il désirait être, c’était le premier des Français. Et cela n’avait rien à voir avec le pavois sur lequel on hissait tous les cinq ans l’élu du peuple. Notre homme s’appelait Ulysse, en souvenir du héros de l’Odyssée que son père enseignait aux derniers hellénistes de ce pays. Pendant son enfance, Ulysse se plaignait parfois à ses parents d’un prénom que raillaient les jeunes incultes qui étaient ses camarades de jeu, mais son père lui fit valoir qu’il se trouverait bien, plus tard, de porter un tel nom en raison des vertus que la légende lui avaient attachées. Et ce fut bien ainsi que les choses se passèrent. Les éminentes qualités d’Ulysse, et son goût des affaires publiques, l’avaient évidemment fait remarquer du milieu politique. La carence de grands hommes dont souffrait la République avait fait de lui un acteur important du spectacle médiatique, qu’il n’encombrait pas de ses prestations mais où ses interventions faisaient toujours date, tant elles étaient pertinentes. Au point que quand il fallut remplacer bien avant terme le successeur du président battu au printemps de 2012, parce qu’il perdait pied devant des évènements trop grands pour lui, le nom d’Ulysse s’imposa à la plupart des esprits. Mais plutôt que céder à leurs sirènes, Ulysse déclara qu’il désirait seulement s’attacher à la direction d’une entreprise. Il s’entendit donc avec un homme politique qui rêvait de la présidence et lui apporta son soutien à l’élection contre la promesse d’un décret ministériel qui donnerait à l’entreprise d’importation et de vente de piles et de batteries qu’il venait de créer le monopole de ce commerce sur le territoire national. Trop heureux d’être débarrassé d’un concurrent redoutable, le politicien promit à Ulysse tout ce qu’il voulait et, sitôt élu, tint parole, non par principe et encore moins par habitude, mais parce qu’il savait très bien que tromper Ulysse était la dernière chose qu’il fallait faire s’il voulait éviter les terribles ennuis que la notoriété et l’influence de l’homme d’affaires ne manqueraient pas de semer sous ses pas. Bien entendu, le monopole conféré à Ulysse ne tenait pas au regard des règles de concurrence nationales et européennes. Au plan national, le nouveau président savait comment faire. Il lui suffisait de nommer ses hommes lige à l’organe administratif compétent et de leur faire déclarer que les piles et les batteries étaient d’un usage si répandu qu’elles constituaient un enjeu vital pour la sécurité nationale et que cela justifiait le monopole de leur commerce. On entendit quelques protestations, mais plus personne ne lisait les journaux ni n’écoutait ou ne regardait les émissions d’information tant ces médias avaient failli à leur mission depuis de longues années. Les choses ne furent pas plus difficiles à la Commission européenne. Il y avait là quelques hauts fonctionnaires français qui obéissaient non pas aux instances bruxelloises, comme ils en avaient l’obligation statutaire, mais à leur gouvernement qui tenait en main l’évolution de leur carrière. Ces félons reçurent donc de Paris l’ordre de faire capoter tout débat qui se serait ouvert sur le monopole, en France, des piles et batteries. Ils furent si efficaces qu’un jour – on en rit encore à Bruxelles, où la dépravation démocratique ambiante n’avait pas fait disparaître toute trace d’humour – il fut répondu par les services à une lettre de compliment adressée au président de la Commission et dans laquelle on le félicitait d’une action qui était tombée pile, que ce secteur était du domaine des Etats et échappait aux règles de concurrence. Maître des piles et batteries, Ulysse disposait du plus grand pouvoir qu’un homme eût jamais possédé en France. Il lui suffisait de freiner les importations ou la vente pour que des délégations de suppliants vinssent, en robe de bure et la corde au cou, se presser aux portes de son entreprise, usant d’arguments plus déchirants les uns que les autres, qui mettant en avant la détresse ou la fureur des enfants privés des boîtes magiques devant lesquelles ils passaient tout leur temps, qui peignant le malheur des vieilles mères privées des affectueux coups de téléphone de leur fils aimant dont le portable ne marchait plus, qui en appelant à son sens de l’intérêt national face aux perturbations économiques provoquées par la difficulté de passer des commandes et d’en assurer le suivi. A tout cela Ulysse répondait que le manque de piles et de batteries sur
le marché n’était pas de son fait mais de celui des concurrents de notre
pays qui le laissaient sans livraisons suffisantes, et qu’au demeurant ce
manque partiel et évidemment provisoire – car il ne perdait pas l’espoir que
la situation redevînt rapidement normale - n’était pas forcément un
évènement négatif. « Ne pensez-vous pas, disait-il à ses interlocuteurs, que
vos enfants ont mieux à faire que de se consacrer aux jeux imbéciles de
leurs boîtes magiques ? Et vos veilles mères, pourquoi ne leur rendez-vous
pas visite de temps en temps plutôt que de leur faire l’aumône d’un coup de
fil ? Quant à l’économie du pays, permettez-moi de vous dire que vous êtes
mal placés pour vous en instituer les défenseurs. Votre principale activité
économique consiste à prendre d’interminables vacances et à travailler le
moins et le plus mal possible, et le reste du temps à faire grève. » Le président de la République avait cependant installé une garde importante de gendarmes autour de l’entreprise d’Ulysse, moins pour assurer sa sécurité que pour éviter son pillage. Et Ulysse, aussi rusé que celui dont il portait le nom, distribuait largement les piles aux militaires qui le gardaient, faisant d’eux des privilégiés qui avaient toutes les raisons d’accomplir au mieux leur mission. Ulysse n’avait aucun scrupule à agir ainsi. Il était l’homme le plus puissant du pays, donc le premier des Français, mais ce qu’il voulait le plus était le bien de la France. Il géra son monopole avec finesse, alternant abondance et pénurie pour mieux déstabiliser les esprits et rompre les habitudes, prenant exemple sur Napoléon, qui pensait que « le grand art, c’est de changer pendant la bataille » et prédisait « le malheur au général qui arrive au combat avec un système ». Puis un jour, estimant que les Français avaient retrouvé le goût du travail, bien aidés en cela par l’effondrement des systèmes d’assistance, qui n’avaient pas résisté aux bouleversements économiques provoqués par les pénuries de piles et de batteries, il décida de dissoudre son entreprise et, tel Cincinnatus revenu à sa charrue, se retira dans sa modeste maison de campagne où il vécut de la vente des quelques légumes qu’il cultivait. Personne ne s’intéressait plus à lui, et cela lui allait très bien. Il aurait pu longtemps encore rester le seigneur des piles. Mais ayant visité le palais de Versailles, il avait remarqué que le lit où était mort le Grand Roi était de proportions modestes et que le sien, tout aussi modeste, n’aurait, à l’article de la mort, rien à envier à la couche royale. Tant de sagesse confond dans une époque de démesure et de trouble des esprits, sauf dans ce bon pays de France sur qui les dieux ont à nouveau penché leur bienveillance, grâce à l’action d’un mortel digne d’eux, comme cela se voyait au temps d’Ulysse, roi d’Ithaque, dont son lointain descendant, Ulysse, seigneur des piles, n’avait pas été indigne. Claude Reichman |