La guerre des monnaies est stupide et
ne résoudra rien
Quand l’économie stagne, il est plus confortable d’inculper son voisin que
d’admettre ses propres erreurs. Le Congrès des Etats-Unis vient de nous en
apporter une preuve lamentable : à la veille de perdre les élections, les
Démocrates (ralliés, il est vrai, par un grand nombre de Républicains) ont
résolu de taxer les importations chinoises si le yuan n’était pas réévalué.
Mais quelle serait la vraie valeur du yuan ? Nul n’en sait rien puisque le
yuan n’est pas convertible. La résolution américaine est doublement absurde
: elle suppose que le vrai cours du yuan serait connu alors qu’il n’est pas
sur le marché. Elle suppose que l’avantage commercial chinois est déterminé
par la sous-évaluation de la monnaie : c’est faux.
Les Chinois ne sont pas seulement bon marché, ils sont les seuls à
fournir en masse, à satisfaire aux exigences de la clientèle, à garantir une
qualité constante. Si la monnaie suffisait à déterminer un avantage
commercial, pourquoi ne pas s’adresser à l’Inde ou au Sénégal ? La force
présente de la Chine tient à ses entreprises, à son régime autoritaire plus
qu’à sa monnaie. Imaginons un yuan réévalué : l’économie des Etats-Unis
retrouverait-elle son dynamisme ? Bien sûr que non : les consommateurs
américains persisteraient à acheter des produits fabriqués en Chine – sans
équivalent sur le marché mondial – mais plus chers. C’est grâce à
l’exploitation de la main-d’œuvre chinoise que nous autres, en Occident,
pouvons acquérir des ordinateurs, des vêtements, des jouets à bas prix:
notre niveau de vie est amélioré par le yuan sous-évalué.
Ajoutons que le gouvernement chinois ne réévaluera jamais sa monnaie sous
pression étrangère. Pour deux raisons : un yuan cher risquerait de faire
passer la production, non pas de la Chine vers les Etats-Unis, mais de la
Chine vers le Viêt-Nam ou l’Indonésie. Par ailleurs, les despotes chinois
n’accepteront jamais une monnaie convertible. Parce que le yuan n’est pas
convertible, les épargnants chinois n’ont en effet d’autre c
hoix que de déposer leurs gains dans leurs banques nationales pour des taux
d’intérêt de misère. Ces banques disposent ainsi de ressources gigantesques
qui financent le secteur public et les infrastructures de Chine qui épatent
le monde.
Ce qui importe, ce n’est pas tant la valeur des monnaies – jusqu’à un
certain seuil évidemment – que l’avantage comparatif. Que fait-on de mieux
que les autres ne savent pas ou ne peuvent pas faire ? Aux Etats-Unis, les
clés du dynamisme ont toujours été l’innovation et l’esprit d’entreprise :
si les Etats-Unis stagnent, c’est que la politique économique de Barack
Obama a anesthésié cet esprit d’entreprise. La même morale vaut pour la zone
euro : Nicolas Sarkozy ne cesse de pester contre l’euro trop cher. Sans se
demander pourquoi les exportations allemandes se portent mieux que les
exportations françaises ? La différence ne tient pas à l’euro mais à la
composition des exportations : le panier allemand est cher mais séduisant.
Si l’euro baissait, le même Nicolas Sarkozy pesterait contre l’augmentation
du prix du pétrole (en dollars US) que la France importe. L’euro cher
facilite la consommation dans la zone euro de la même manière que le yuan
bas profite aux consommateurs américains.
Il n’empêche que le bon sens en économie ne l’emporte pas toujours et que la
tentation de manipuler les monnaies gagne les esprits, jusqu’en Inde et au
Brésil. Pour y remédier, le président français, bientôt président du G20,
gamberge sur un nouveau système mondial à taux de change fixes. Son fidèle
conseiller John Stiglitz, aussi. Qui fixerait ces taux de change, sur
quelles bases ? Stiglitz ? On n’imagine pas les Etats-Unis ou la Chine
abdiquant leur monnaie ; et rien ne garantit qu’une autorité mondiale
gèrerait les monnaies mieux que ne le font actuellement les banques
centrales nationales ou européennes.
Rappelons que, jusqu’aux années 1980, le cauchemar des nations fut
l’inflation monétaire : des hausses de prix vertigineuses détruisaient des
sociétés entières. Si l’économie mondiale a énormément progressé depuis 25
ans, un progrès que la crise de 2008-2010 n’a pas effacé, c’est en grande
partie à la stabilité des monnaies que nous le devons. La stabilité
monétaire permet aux entrepreneurs de prendre des risques calculés et de
s’inscrire dans la durée. Pour ceux qui souhaiteraient manipuler la monnaie,
de préférence celle des autres, souvenons-nous du bénéfice des monnaies
relativement stables. À ceux qui rêvent d’un système parfait (qu’ils
dirigeraient !), rappelons que l’économie est un mode empirique qui, vaille
que vaille, ne cesse d’améliorer la condition humaine.
Guy Sorman
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