Les islamistes en panne d’histoire !
Les débats, ou plus exactement les controverses sur l’Islam, occupent
l’espace public en Europe comme aux Etats- Unis. Dans tous les cas de
figure, il n’en sort pas grand chose car on ne sait pas trop de quoi on
parle ni de qui il s’agit. Discute-t-on des musulmans concrets ou d’un Islam
abstrait ? Les deux ne coïncident pas nécessairement.
Le sociologue américain Peter Berger, reconnu pour ses travaux sur les
religions comme fait social incontournable et universel, s’est livré, lors
d’un colloque organisé à New York par le Manhattan Institute, à une
comparaison que j’ai trouvée assez juste et éclairante : ces débats sur
l’Islam lui rappellent ce que l’on disait sur le socialisme avant la chute
de l’Union Soviétique et, beaucoup moins depuis 1991. S’opposaient alors les
partisans du socialisme idéal aux procureurs du socialisme réel. Pour les
premiers - qui subsistent à l’état de trace archéologique en France, guidés
par le philosophe Alain Badiou - le socialisme était un idéal indépassable
(Jean Paul Sartre dixit) mais, malheureusement, toujours trahi par ceux qui
le traduisaient en actes, de Staline à Mao Zedong, Fidel Castro ou Pol Pot.
A l’extrême, tout socialiste qui prend le pouvoir devient un traître à la
cause qu’il prétend incarner : Staline trop russe, Castro trop tropical, Mao
trop chinois pour ne pas trahir l’idéal socialiste !
Mais, question grave et sans réponse, peut-il exister un autre socialisme
que le socialisme réel ? L’idée pure et parfaite ne porte-t-elle pas en son
génome sa dégénérescence pratique en régime totalitaire ? Histoire connue
sinon épuisée.
Selon Peter Berger, la même interrogation vaut pour l’Islam. En soi, il est
parfait, message de paix et de justice universelle (on peut trouver cela
dans le Coran et aussi son contraire). En pratique, les rares théocraties
islamiques (l’Afghanistan des Talibans, l’Iran, l’Arabie saoudite en partie)
oppriment les femmes, les libres penseurs et appauvrissent l’économie tout
comme la vie culturelle. Ces théocraties trahissent donc l’idéal musulman,
ou bien elles démontrent que cette utopie céleste ne saurait s’appliquer sur
terre. Si l’on observe de plus prés l’oppression des femmes et la répression
de l’esprit critique dans la plupart des pays musulmans, devrait-on les
attribuer à l’Islam en soi, à la révélation coranique ou, tout bonnement, à
des déviationnismes locaux, ancrés dans des coutumes antique, parfois pré
islamiques ?
On ne le sait pas et on ne se rapproche guère d’une réponse éclairée tant
les fondamentalistes musulmans sont devenus les alliés objectifs des
islamophobes pour disputer à l’infini, loin des faits, des vertus
transcendantes ou des tares définitives de l’Islam en soi.
Ce que les musulmans sont et font intéresse beaucoup moins : rares sont les
sociologues, islamologues et autres observateurs de terrain (dont j’essaie
de faire partie) qui s’attachent aux musulmans concrets plutôt qu’à l’Islam
abstrait. Observons tout de même que les toqués d’Islam idéal, ses apôtres
et ses adversaires, n’ont pas vu venir, mais pas du tout, les révolutions
arabes en cours. Pour deviner un peu à l’avance, ou au moins accompagner
leur développement -les exigences de démocratie, d’égalité des sexes et de
prospérité qui fondent ces révolutions arabes - il fallait bien distinguer
entre le Coran, l’Islam et les musulmans : les révolutions sont l’œuvre des
musulmans, pas de l’Islam.
La lecture du Coran ne permit pas de comprendre les attentats du 11
septembre 2001 : elle ne permet pas plus d’interpréter les soulèvements de
Tunis, Le Caire ou Casablanca. Pour en revenir à l’hypothèse de Peter
Berger, on découvrit après 1991 que les Russes n’étaient pas réductibles à
l’Homo sovieticus, la niche où tentèrent de les enfermer la plupart
des kremlinologues. Aujourd’hui, de même, les Arabes et autres musulmans à
avoir pris la parole et décidés à ne pas la rendre, ne sauraient être
réduits à l’Islam. Ou encore, l’Islam est en train de changer sous notre
regard parce que les Musulmans le changent.
Fondamentalistes islamistes et anti- islamistes se trouvent, les uns et
les autres, en panne d’Histoire, tandis que les musulmans ordinaires
écrivent cette histoire. Ce qui ne la rend pas prévisible mais plus
intéressante.
Guy Sorman
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