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1/10/11 Guy Sorman
         Chances et risques des révolutions arabes !

Il existe comme un scénario de toute révolution, qui d'un événement mineur conduit à la naissance d'un nouveau monde. La prise de la Bastille, une anecdote, débouchait quatre ans plus tard sur la mort du roi et la république. Dans le monde arabe, le procès de Hosni Moubarak, l'homme le plus puissant du Proche-Orient, aura été la conséquence inattendue du suicide d'un marchand de légumes, dans la banlieue de Tunis. Mohamed Bouazizi, immolé par le feu en décembre 2010, n'est pas sans rappeler le suicide de l'étudiant tchèque Jan Palach, en 1969, point de départ rétrospectif de la révolution démocratique en Europe de l'Est.

La mort de Bouazizi n'aurait pas déclenché la révolution si le monde arabe ne s'était reconnu en cet étudiant sans emploi qui, pour survivre, s'était fait vendeur à la sauvette, et à qui un policier confisqua son étal parce que Bouazizi avait négligé de payer les autorités locales. Depuis vingt ou trente ans, intellectuels, avocats, syndicalistes et activistes islamistes avaient, en vain, essayé de soulever le monde arabe contre la corruption, contre les tyrans, qu'ils fussent rois ou présidents. C'est en Bouazizi que les foules arabes se sont reconnues : un étudiant qui avait cru qu'un diplôme conduirait vers un emploi digne et découvrit que seules la corruption et la complicité avec le pouvoir autorisaient une vie décente. Il aura fallu aussi, pour qu'éclate la révolution, la diffusion instantanée de son martyre, par les réseaux sociaux, Facebook en particulier. Facebook seul n'aurait pas suffi : depuis deux ans, chaque vendredi, les organisateurs de révolutions de la Place Tahrir au Caire, des étudiants, convoquaient en vain des manifestations avec les slogans abstraits de la démocratie. La mort de Bouazizi a tout changé, "parlant" directement au peuple : la Révolution arabe, soudain, avait sa Bastille.

On ne se penchera jamais assez sur ce personnage, tant son destin résume celui des Arabes et leurs aspirations : son histoire personnelle est comme une photographie des sociétés arabes et de ce que désormais elles rejettent. Sociétés arabes et non pas sociétés musulmanes : la géographie de la Révolution recoupe celle de la civilisation arabe, du Maroc à la Syrie et s'arrête aux portes du monde musulman non arabe. La Turquie n'est pas plus affectée que l'Iran, le Pakistan ou l'Indonésie. Arabité de la Révolution et absence des mouvements islamistes : pris de court, absents des manifestations de Tunisie, du Maroc, d’Egypte, de Bahrein, de Libye, du Yémen et de Syrie, les islamistes que l'on croyait en phase avec les peuples, se sont ralliés, tardivement, à une revendication démocratique et économique étrangère à leur discours moralisateur et archaïque. La Révolution en cours est arabe, parce qu'il existe, par-delà les frontières héritées de la colonisation, une communauté de destin des Arabes : elle est culturelle et historique, plus que religieuse.

L'opinion arabe reste façonnée par le souvenir d'un passé lointain et glorieux : l'Âge d'Or. C'était au XIIe siècle, mais il n'empêche que les dirigeants arabes ont exploité la nostalgie du passé plus qu'ils n'ont préparé l'avenir. Cette nostalgie, qui n'existe pas en Asie musulmane, a incité au ressentiment plus qu'à l'investissement : le Coran n'explique donc pas la pauvreté dans le monde arabe puisque la même religion n'a pas interdit aux Turcs, aux Malais ou aux Indonésiens de mener la course en tête de la mondialisation et du progrès économique. Les révolutionnaires arabes rejettent ce mythe de l'Âge d'Or qui les enferme dans un passé idéalisé : ralliés au progrès, à la science, ils en ont assez d'être maintenus à la périphérie du monde contemporain. Les jeunes Cairotes surfent sur Facebook pas sur la Charia.

Le second trait unificateur du monde arabe est la colonisation européenne. Tous les peuples arabes furent colonisés et la décolonisation est à l'origine du despotisme arabe tel qu'il est aujourd'hui : le pouvoir arabe, militaire le plus souvent, fut arraché aux colonisateurs ou négocié avec eux, sans consultation des peuples. Un péché originel conforté par un demi-siècle de collusion avec les anciens colonisateurs : les Occidentaux n'ont cessé de soutenir les despotes arabes (y compris Saddam Hussein jusqu'en 2001), considérant que la tyrannie était la forme de gouvernement la mieux adaptée à la culture arabe : ce que Jacques Chirac déclarait ouvertement. La collusion la plus achevée entre despotisme arabe et gouvernements occidentaux fut le régime de Moubarak : subventionné en échange de la paix au Proche-Orient et de la répression d'un danger islamiste, exagéré par calcul de part et d'autre.

Ce contrat mafieux est dénoncé par les révolutionnaires arabes : la Révolution arabe achève ainsi l'histoire de la décolonisation et met un terme à ce que l'historien palestinien, Edward W. Saïd, appelait l'orientalisme. Cette idéologie, une construction littéraire européenne, selon Saïd, réduisait les Arabes à être "différents" : l'Arabe passif, lascif, fourbe, soumis, dont Saïd retrouvait la trace dans le roman, les arts plastiques, le cinéma avait imprégné les esprits occidentaux, légitimant la colonisation au XIXe siècle, puis le soutien au despotisme au XXe siècle. Dans cette idéologie "orientaliste", il paraissait naturel que les Arabes fussent pauvres, sauf lorsqu'ils découvraient du pétrole. Les révolutionnaires arabes, aujourd'hui, nous disent qu'ils ne sont plus des Orientaux : assez de la pseudo fatalité culturelle, du despotisme et de la pauvreté de masse.

Peut-on généraliser, parler d'une Révolution arabe, sans tenir compte des nuances locales ? Il est remarquable que les républiques soient plus ébranlées que les monarchies. Sans doute, les monarchies (Maroc, Arabie Saoudite en particulier) conservent-elles quelque légitimité qui tient à leur ancienneté et à leur autorité religieuse. Et les monarchies redistribuent plus que les républiques. Avec les ressources du pétrole, la famille saoudienne concède "gratuitement" au peuple logement, éducation et santé. La République égyptienne ne distribue que du pain, de l'huile et des pois chiches. Le degré de redistribution explique une stabilité plus grande du régime saoudien que du régime égyptien, au rebours de ce qui avait toujours été envisagé par les chancelleries européennes. Aveuglées par l'idéologie orientaliste, celles-ci auront été remarquables par leur imprévoyance : maintenant, les gouvernements européens et nord-américains se rallient lentement, sans enthousiasme, à un futur démocratique arabe. Ce futur est-il certain ?

Les révolutions sont des processus lents et aléatoires qui conduisent au bonapartisme ou à l'ayatollacratie aussi souvent qu'à la démocratie libérale. Il n'empêche que les Arabes ont d'ores et déjà conquis des droits nouveaux et certainement irréversibles, à commencer par la liberté d'expression et d'opinion. On imagine mal les Marocains, les Egyptiens, les Tunisiens et les Saoudiennes s'en retourner au silence et à la soumission : l'alliance de la Révolution et du web paraît irréversible. L'apparition de médias et de partis politiques indépendants semble également acquise : la résistance des dirigeants libyens et syriens est un combat d'arrière-garde. Seule, la dictature algérienne semble inébranlable, pour l'instant, grâce à une mixture de répression et de redistribution. De la liberté d'expression acquise à la démocratie libérale à construire, la route sera chaotique mais possible. L'état de droit, le respect des minorités, l'alternance au pouvoir, une justice indépendante ne sont pas incompatibles avec la culture arabe : ils firent d'ailleurs une brève apparition au cours des années 1920 à 1950, mais réservés à une bourgeoisie compromise avec les colonisateurs. Instaurer ou restaurer ces institutions sera long et les militaires tenteront de freiner, ainsi qu'ils le firent en Turquie et s'y adonnent aujourd'hui en Egypte.

Si l'on doit s'aventurer, on envisagera que le destin de la Révolution sera tributaire du taux de croissance. Ceux qui se sont reconnus en Bouazizi trouveront-ils ou non un emploi décent ? Cela exigera, compte tenu de la croissance démographique et de l'exode rural inachevé dans le monde arabe, un taux de croissance supérieur à 5%. Cet objectif peut être atteint si les gouvernements présents et futurs du monde arabe accordent à leurs citoyens et aux investisseurs étrangers le droit de créer des entreprises. À titre d'exemple, il faut à présent deux ans de démarches administratives, assorties de nombreux bakchichs, pour obtenir le droit d'ouvrir une boulangerie au Caire.

Dans tous les pays arabes, la voie rapide vers l'enrichissement personnel n'est pas l'innovation, ni l'investissement, mais une relation familiale ou clientéliste avec le pouvoir politique. En Egypte, les militaires et leurs obligés monopolisent les activités les plus rentables. Au Maroc et en Syrie, le roi et le gouvernement octroient à leurs entourages les terres les plus fertiles et des licences d'importation exclusive. En Arabie Saoudite, l'entreprise Ben Laden, proche du souverain, emporte tous les marchés de travaux publics. Les économies arabes peuvent être qualifiées de "capitalisme des copains et des coquins", tandis que loin du pouvoir, le petit peuple survit - comme Bouazizi - dans un vaste secteur informel. N'est-il pas paradoxal que l'esprit d'entreprise soit ainsi réprimé dans une civilisation qui exalte le commerce et le profit ? L'Islam est la seule religion qui fut fondée par un commerçant.

Depuis le début du soulèvement, c'est en termes politiques - la démocratie, les partis, la justice - que révolutionnaires et contre révolutionnaires s'opposent. Mais à terme, l'ouverture du marché économique à l'initiative privée déterminera le destin de la Révolution. Si le capitalisme des copains persiste et interdit la croissance, les islamistes radicaux pourraient apparaître telle une alternative aux peuples déçus. L'autre voie serait de s'inspirer du voisin turc, devenu en quelques années un "dragon anatolien", par la vertu de ses petits entrepreneurs et de sa proximité avec l'Europe. Rien dans la culture arabe et musulmane ne s'oppose par principe à un dénouement comparable.

Guy Sorman


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