Steve Jobs ou le délire d'entreprendre !
Le fondateur d'Apple, première entreprise mondiale par sa valeur boursière,
ne cesse depuis qu'il a disparu d'être comparé à Thomas Edison. À juste
titre : l'un et l'autre sont symboliques d'une forme de capitalisme qui
existe peu en dehors des Etats-Unis.
Ceux-là ne furent pas que des inventeurs : des inventeurs, il en existe
dans toutes les nations et si Edison n'avait pas perfectionné la lampe à
incandescence ou Steve Jobs, l'ordinateur personnel et la tablette
électronique, d'autres y seraient parvenus. L'inventeur n'est jamais un
génie isolé : au mieux, il dispose de quelques longueurs d'avance sur
d'innombrables concurrents (ainsi, tout ce que Edison avait "découvert"
l'avait été simultanément en France, comme le cinéma). Le génie particulier
de ces entrepreneurs américains est de faire passer leur innovation très
rapidement, dans le domaine public : aux Etats-Unis est apparu, dès le début
du XIXe siècle, le principe de la standardisation qui correspondait au
caractère démocratique de la société américaine.
Là où l'entrepreneur français cherche l'excellence et s'adresse plutôt
aux élites (le luxe et l’armement), l'Américain vise la masse, au prix le
plus abordable possible. Edison, Ford, Jobs, Gates furent et restent des "cheapeners"
autant que des inventeurs : terme que l'on traduira approximativement par
réducteur de coût, mais qui perd la saveur de l'original. S'il n'existe pas
de Steve Jobs européen ou chinois, peut-être est-ce en raison de cet aspect
démocratique du capitalisme américain.
S'y ajoutent aussi des circonstances propres à l'économie américaine et à
peu introuvables ailleurs, comme la concentration des talents, venus du
monde entier, dans la Silicon Valley en premier, la mise à disposition de
capitaux à risques pour de jeunes entrepreneurs qui n'ont pas fait leurs
preuves (venture capital), un marché du travail plutôt flexible qui
autorise à démonter une entreprise aussi vite qu'on l'a créée et le droit à
l'erreur : Steve Jobs n'a pas tout réussi, mais l'échec est perçu dans la
société américaine comme une étape normale dans le parcours d'un individu,
entrepreneur ou non : voyons ici l'influence d'une culture religieuse qui
invite le pécheur à sa rédemption.
À toutes ces raisons objectives - la culture, le marché, le financement, la
concentration des talents - pour expliquer le caractère unique de
l'entrepreneur américain, le psychologue Daniel Kahneman ajoute une
explication supplémentaire qui ne relève pas de l'économie classique. Pour
qu'un Steve Jobs émerge, dit-il, il convient que bien d'autres échouent.
Parce que la société américaine idéalise le personnage de l'entrepreneur, le
nombre des Américains tentés par le rôle est très supérieur au nombre de
ceux qui trouveront leur place sur le marché. Kahneman, qui est aussi
statisticien, constate qu'aux Etats-Unis 35% seulement des nouvelles
entreprises survivent au-delà de cinq ans. Mais les candidats entrepreneurs
estiment que ce chiffre ne s'applique pas à eux : en moyenne, 60% des
créateurs se considèrent comme certains de réussir, deux fois plus que le
succès probable. Plus étonnant encore, 80% des créateurs estiment que dans
leur domaine d'expertise, ils ne pourront pas faillir.
L'optimisme infondé, ce que Kahneman appelle Entrepreneurial delusion
(le délire d'entreprendre) serait donc le véritable moteur psychologique du
capitalisme américain. Ce délire peut conduire à de fortes déceptions
personnelles, mais il est indispensable à la vigueur de l'économie de
marché, puisqu'il est impossible de prévoir par avance quelle entreprise va
gagner et laquelle va échouer ? Leur prolifération jusqu’à l'excès, en
contradiction avec la réalité statistique, est donc essentielle à la
croissance.
Steve Jobs souffrait, sans conteste, de ce délire d'entreprendre qui affecte
les Américains plus que les autres peuples. Et pour qu'un Steve Jobs soit
parvenu à changer nos habitudes quotidiennes de travailler, communiquer et
jouer, il aura fallu que des centaines d'autres inconnus, mais qui sans
doute lui ressemblaient, aient tenté et échoué. Comme on dit aux Etats-Unis
: « Only in America ».
Guy Sorman
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