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	     Cette vieille 
	gauche qui sait mieux que le peuple  
	                        
	ce qui est bon pour lui ! 
	 
	Dans les débats télévisés en direct, où chacun tente de faire une percée, il 
	ne se dit pas grand chose : même chez Frédéric Taddéi, le plus tolérant des 
	animateurs, le fond est vite éclipsé par le spectacle. La télévision ne peut 
	être autre chose que de la télévision : comme l'écrit McLuhan, le média 
	c'est le message. Chaque participant, je n'évoque même pas le téléspectateur 
	insomniaque, en sort frustré de n'avoir pu transmettre à la nation, le 
	message forcément essentiel dont il était le seul détenteur. Il n'empêche 
	qu'en y réfléchissant ensuite, à froid, les non-dits de ces débats - et de 
	celui du 3 janvier en particulier sur FR3 - sont significatifs.
	 Décryptons, en me limitant à l'essentiel, les échanges sur la pauvreté de 
	masse animés par Esther Duflo, économiste au MIT de Boston, Edwy Plenel, 
	directeur de Médiapart et votre serviteur. Esther Duflo s'est imposée dans 
	le paysage économique par ses évaluations de l'efficacité - ou non - des 
	aides aux plus pauvres. Elle a particulièrement analysé le bon usage des 
	moustiquaires dans les zones impaludées : est-il plus efficace de donner ces 
	moustiquaires ou de les vendre à un prix modeste ? Le don risque de ne pas 
	faire comprendre aux intéressés la nécessité d'utiliser la moustiquaire. La 
	vente risque de décourager leur usage dans les populations à faibles 
	revenus. Esther Duflo, sur la base de ses expériences de terrain (mais sur 
	des échantillons très modestes), conclut que le don est plus efficace que la 
	vente. De là, elle induit que le débat classique sur l'aide aux peuples 
	pauvres, plutôt que des politiques de développement endogènes, est dépassé : 
	"idéologique", dit-elle. 
	 
	La science qu'elle incarne aurait remplacé l'idéologie ? Il est désormais 
	possible, écrit-elle et dit-elle, de mesurer l'efficacité de toute politique 
	sociale. Il se trouve, opportunément, que dans tous les cas examinés par 
	Esther Duflo, l'intervention externe d'un bienfaiteur (ONG, organisation 
	internationale, Etat) s'avère toujours plus efficace que la 
	non-intervention. Ce qu'elle justifie dans ses écrits en observant que ni 
	les pauvres, ni les riches ne savent choisir ce qui est bon pour eux. Un 
	pauvre au Maroc (sic) préférera acheter une télévision que de la nourriture 
	: il choisit mal. Un riche qui boit l'eau du robinet ne se demande pas, dans 
	un pays développé, si elle est potable : on a choisi pour lui. 
	 
	Esther Duflo s'inscrit donc en faux contre toute l'économie classique et 
	l'école du choix rationnel qui envisagent que les individus font de bons 
	choix pourvu qu'on leur permettre de choisir. Disant cela à Esther Duflo, je 
	me fais traiter « d'idéologue » ! Plenel soutient, sans surprise, Esther 
	Duflo. Je fais observer que toutes les ONG et organisations internationales 
	au monde ne sont que des infirmeries, efficaces quand elles suivent les 
	recommandations d'Esther Duflo, mais seulement des infirmeries. En réalité, 
	ce n’est pas de la théorie ni de l’idéologie, seules de bonnes politiques 
	économiques sont parvenues, depuis quarante ans, à sortir de la pauvreté, 
	plusieurs milliards d'hommes et de femmes. J'ajoute que cette sortie massive 
	de la pauvreté a commencé lorsque des pays aussi différents que le Brésil, 
	l'Inde ou la Chine ont renoncé au socialisme pour se convertir à l'économie 
	de marché. 
	 
	Réponse d'Esther Duflo : "Ces trois pays ont suivi des politiques très 
	différentes, on ne sait pas expliquer la croissance". On reste stupéfait 
	: l'histoire économique, l'expérience ne nous auraient donc rien enseigné ? 
	Plenel surenchérit et m'accuse de poursuivre un combat dépassé. S'il est 
	dépassé, pourquoi la Birmanie est-elle pauvre et la plus grande partie de 
	l'Afrique ? C'est tout de même bien parce qu'il y est interdit 
	d'entreprendre. En vérité, Esther Duflo et Plenel refusent d'avouer la 
	défaite totale du socialisme pour le développement ; le terme même 
	d'économie de marché les horripile. Pour ne pas reconnaître leur déroute, 
	ils nous assurent que la guerre n'a pas eu lieu : y revenir, ce serait 
	sombrer dans « l'idéologie ». Eux sont des scientifiques qui ne se 
	prononcent pas sur la base d'idées préconçues, mais en fonction de 
	l'efficacité démontrée ou non des programmes. 
	 
	Cette posture scientifique est-elle neuve à gauche ? Pas vraiment. Rappelons 
	que, pour Karl Marx et les marxistes, le socialisme était une science. Marx 
	avait fondé le « socialisme scientifique » contre le « socialisme utopique 
	». Parions que cette dialectique se retrouvera bientôt dans la campagne 
	présidentielle : la Gauche se présentera comme le Parti scientifique et 
	efficace et accusera ses adversaires d'être idéologues. 
	 
	Derrière les moustiquaires d'Esther Duflo, on devine la réinvention du 
	socialisme de technocrates, caractéristique de la France : une élite 
	d'enseignants et de hauts fonctionnaires serait la mieux qualifiée pour 
	organiser notre bonheur, puisque le citoyen laissé à lui-même (voyez ce 
	pauvre Marocain !) est incapable de choisir ce qui est bon pour lui. 
	 
	Guy Sorman 
	  
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