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7/1/09 | Claude Reichman |
Le terrible secret du paquebot France Les Français ne s’en sont pas rendu compte : pendant seize jours, du 20 décembre 2008 au 5 janvier 2009, personne ne les a dirigés. En d’autres termes, ils se sont dirigés tout seuls. Il aurait dû flotter dans l’air un extraordinaire parfum de liberté. Eh bien pas du tout : la morosité, l’inquiétude, l’accablement se lisaient sur les visages de nos compatriotes. De quoi vous dégoûter de militer pour le droit de chacun d’entre nous de disposer de sa vie – dans la limite évidemment des disciplines et obligations collectives librement et démocratiquement consenties. Que s’est-il donc passé pendant cette fin d’année et le tout début de la suivante ? Des vacances. Prises par tout ce qui compte dans la marche de l’Etat et dans l’information des citoyens : gouvernement, politiciens, directeurs d’administrations centrales, éditorialistes des médias. Bref, il n’y avait plus personne sur la passerelle de commandement, ce qui n’a pas empêché le majestueux paquebot France de fendre de sa puissante étrave les flots sombres et déchaînés d’un océan rendu furieux par la tempête mondiale. Nous sommes en mesure de révéler aujourd’hui aux Français la raison pour laquelle la massive désertion des élites du pays n’a eu aucune conséquence sur la marche de celui-ci. Nous prions les lecteurs émotifs de cesser de lire, car nous ne voudrions surtout pas provoquer chez eux une crise cardiaque en ces temps où nos hôpitaux ne sont pas sûrs. Maintenant que nous sommes entre gens d’expérience et de sang froid, voici la terrible vérité : le paquebot France n’a plus de gouvernail. Il existe bien, sur la passerelle de commandement, une barre que ses desservants font tourner avec des airs importants, mais ce dispositif n’a aucun effet sur la direction du navire. Terrible, n’est-ce pas ? Mais il y a pire : personne, du commandant au dernier matelot, n’a connaissance de cette épouvantable avarie ! Comment, me direz-vous, il y a bien dans l’équipage quelques personnes qui se rendent compte de la situation. Eh bien non. Le commandant ou l’un de ses seconds donne des ordres à l’homme de barre, celui-ci s’exécute, et plus personne ne se soucie de vérifier si le navire prend bien le cap retenu tant chacun est persuadé que lorsqu’on est maître d’un bateau aussi impressionnant, il vous obéit quoi que vous fassiez. D’ailleurs les officiers forment autour du commandant une brigade d’admiration et de compliment, louant son sens de la mer et son œil perçant. Et la gazette du bord est pleine de leurs déclarations louangeuses à l’égard du seul maître à bord après Dieu, si bien qu’aucun des passagers n’a l’idée de se poser la moindre question sur l’avenir de sa traversée. Quant aux marins grincheux qui pourraient rompre cette harmonie, ils ont tout simplement été laissés à terre, voués à des critiques aigres et stériles que personne n’écoute dans les sordides estaminets où ils tuent le temps. Les vacances sont terminées et tout le monde est à son poste. Mais rien ne change. Le paquebot France continue sur son erre sans jamais dévier de la route fatale que son gouvernail bloqué lui a une fois pour toutes fixée, tandis que l’équipage, croyant en avoir adopté plusieurs autres au fil du temps, croit voir à l’horizon le havre sûr et embaumé de suaves effluves vers lequel le génial commandant du navire les guide d’une main infaillible. Mais que se passe-t-il ? Quelques passagers ont quitté leur cabine et s’attroupent sur le pont. L’un d’eux, visage buriné de vieux loup de mer, exprime ses doutes : « On est sur la route des icebergs, je vous l’affirme, et on leur fonce dessus. On va s’en payer un avant longtemps. Je propose qu’on mette les chaloupes à la mer. » « Mais que va dire le commandant ? », lui lance un passager au visage décomposé. « Ce qu’il va dire ? répond le loup de mer. Rien. Ou plutôt si : « glouglou », quand il essayera de nager dans la patouille. Et croyez-moi, dans les naufrages, les galons ne servent à rien. » A l’heure où nous publions ce récit, on ne sait pas encore si les
passagers ont embarqué dans les chaloupes ou si le commandant, finalement
alerté, a réussi à les persuader de rester à bord. Des informations encore
imprécises circulent toutefois, selon lesquelles une mutinerie se serait
déclarée et aurait placé le commandant aux arrêts. Claude Reichman
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