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Après l'effondrement de l'Etat
L'ultime interview du président de la République
" Entre les termites et nous, il n'y a aucune différence. Ils dévorent les lieux où ils s'installent, et n'est-ce pas ce que nous avons fait nous-mêmes ? "

6/2/05 Claude Reichman
C'était un véritable crève coeur, pour Yves Deprunel, de parcourir la capitale. La Chambre des Députés : effondrée, le Sénat : effondré, le ministère des Finances : effondré. Et tant d'autres bâtiments où il traînait ses guêtres depuis deux décennies, dont il connaissait tous les couloirs, où il avait reçu tant d'informations et de confidences des puissants du temps. Et puis aussi le palais du Président, l'hôtel du chef du gouvernement, et tous ces magnifiques immeubles dont le public avait appris qu'ils étaient propriété de l'Etat en constatant leur effondrement.
Quel malheur, et aussi quel ennui ! La classe politique, privée d'abris et de moyens, s'était tue. La classe parlante, privée de sujets, faisait silence elle aussi. L'appel du Président avait tiré Deprunel de son abattement. Il y avait donc encore un peu de vie dans ces décombres. Tout espoir n'était pas vain.
Mais le frémissement joyeux qu'avait provoqué, en lui le coup de téléphone du Président faisait place, à mesure que son automobile glissait le long de toutes ces ruines, à une lucidité clinicienne. Que pourrait bien faire le Président sans rien dans les mains ? Il ne lui suffirait pas de parler pour relever l'appareil de l'Etat. Il faudrait un effort immense et soutenu, une véritable mobilisation nationale pour y parvenir. On en était loin.
Mais les miracles ont parfois lieu. Yves Deprunel se connaissait bien. Il pouvait être férocement réaliste et l'instant d'après naïf et confiant comme un enfant. Il lui suffisait, pour passer d'un état à l'autre, d'être regardé par un puissant. Alors toute sa hargne fondait. Il baignait dans une joie sans mélange, des choeurs célestes berçaient son oreille. On avait ouvert pour lui la porte du paradis. Ainsi allait il, de férocités en bonheurs, espérant même contre toute raison que le verbe d'un puissant se ferait action et transmuerait en or politique le vil plomb du réel.
Cette fois le Président aurait besoin de toute son alchimie pour se faire obéir des faits. A mesure qu'il approchait de Beaubourg, Yves Deprunel retrouvait ses réflexes professionnels. On eût dit d'un chasseur de canards s'apostant à la passée. Si une bonne information venait à traverser l'espace, il lui ferait son compte dans l'instant, sans trouble ni maladresse, sans même l'ombre d'une émotion. L'exercice parfait d'un métier revêt toujours un éclat métallique et glacé.
La présidence avait trouvé refuge dans l'étrange édifice construit par la volonté du Président P.. Deprunel gara son véhicule à bonne distance et continua à pied. Il n'était pas venu à Beaubourg depuis le début des événements et voulait vivre pleinement son approche. Le grouillement joyeux et bruyant des rues environnantes avait fait place à un silence impressionnant. Les magasins étaient tous clos. De rares passants se hâtaient dans le froid vif.
- Quel désert, se dit Deprunel.
Il vit aussitôt le symbole. Le début de son article était déjà fait.
L'esplanade, devant le bâtiment, était déserte elle aussi. Trois ou quatre factionnaires gardaient le refuge du Président. Yves Deprunel approcha de l'entrée. On ne lui demanda rien. La porte vitrée s'ouvrit automatiquement. Il lança un regard circulaire dans l'immense hall. Des escaliers roulants tournaient sans bruit, pour eux-mêmes. Quelques pancartes suspendues battaient doucement sous l'effet du courant d'air. Il n'y avait personne, pas un huissier à chaîne, pas un appariteur, pas même un simple balayeur à qui il pût demander de le renseigner.
Deprunel parcourut le hall, cherchant un signe. Puis il emprunta un escalier roulant et se retrouva à l'étage. Il ouvrit quelques portes, sans voir âme qui vive. Faisant confiance à son instinct, il gagna le sommet de l'immeuble. Quand il fut sur l'ultime volée de l'escalier roulant, il regarda vers le haut. Le Président était là, qui l'attendait.
- Eh bien, Deprunel, vous me voyez ravi de vous voir.
La cordialité de son accueil n'avait pas changé. Deprunel se sentit aussitôt réconforté. Quelque chose, dans l'Etat, continuait.
- Vous n'avez pas eu trop de mal à trouver ? demanda le Président, en guidant le journaliste dans le couloir.
- Je me suis fié à mon flair, Monsieur le Président.
- Il en faut. Il en faut. Surtout dans les moments difficiles.
Le Président fit entrer Deprunel dans son bureau. Aucun décorum. C'était un bureau d'administrateur civil.
- J'ai toujours aimé la simplicité, dit le Président en voyant le regard effaré du journaliste.
- Je sais, Monsieur le Président, dit Deprunel avec effort.
Ils s'assirent dans des fauteuils en matière plastique.
- J'ai voulu voir l'ami, plus que le journaliste, dit le Président. Mais je sais que l'un ne se déplace jamais sans l'autre. C'est pourquoi ce que je vous dirai ne sera revêtu d'aucun sceau secret.
Deprunel ferma les yeux. Ah, le doux lait de la langue politique, des demi secrets, des fausses confidences ! Le Président était un homme de culture, qui maîtrisait la langue et maniait l'humour comme personne. Quand une civilisation avait su donner naissance à un produit aussi raffiné, il ne lui restait plus qu'à mourir. C'est d'ailleurs ce qu'elle était en train de faire.
- Je ne vous brosserai pas un tableau déguisé de la situation, dit le Président, elle est catastrophique. Je suis seul, dans ce bâtiment comme dans l'Etat. Tout s'est dissous autour de moi. Je m'attends à tout moment à ce que cet immeuble s'effondre à son tour. C'est pour cela que je n'y ai voulu personne.
Il s'interrompit un moment, comme s'il attendait une réaction du journaliste.
- En vérité, je n'avais personne à y mettre. Vous m'aviez compris, n'est ce
pas ?
- Oui, Monsieur le Président.
- Je vous fais prendre un risque en vous recevant ici.
- Cela fait partie de mon métier, dit Deprunel qui portait en lui un vague remords de n'avoir jamais été correspondant de guerre.
- Avouez, mon cher ami, que ce serait une belle fin pour l'éminent éditorialiste que vous êtes, de sombrer dans un ultime tête à-tête avec le dernier président de notre République. Wagnérien, n'est ce pas ?
- Le dernier, vraiment ? demanda Deprunel. Rien ne dit que l'Etat ne renaîtra pas.
- En effet. Les siècles sont ouverts à qui vivra. Mais nous, nous serons morts.
- Monsieur le Président, de quels moyens disposez vous encore, et quelles sont vos intentions ? dit Deprunel, que le pessimisme rayonnant de son illustre interlocuteur glaçait. Il avait posé sa question plus par un réflexe de survie que par curiosité véritable.
Le Président hocha la tête et eut un demi sourire.
- Des moyens ? dit il. Vous les apercevez vous même. Cinq à six gardes républicains que je ne peux plus payer mais qui sont restés fidèles à l'énoncé de leur titre. Un téléphone. Et ce bâtiment, dont je me demande pourquoi il est encore debout, J'ai une explication, mais je ne sais pas si je dois vous la dire.
- Si, Monsieur le Président, dites la.
- Eh bien, je crois que mon prédécesseur, le Président P., qui a conçu ce bâtiment, voulait sincèrement mettre la culture à la portée de tous. Le résultat a t il été celui qu'il espérait ? Je n'en suis pas sûr. Mais il me semble que le léger sursis accordé par les termites à ce musée moderne est un discret hommage à la sincérité démocratique de son fondateur.
Deprunel eut un geste gourmand des lèvres. Il y avait de l'autocritique dans l'air. Si les termites accordaient des circonstances atténuantes à l'esprit démocratique, c'est qu'il n'avait pas été respecté.
- En somme, Monsieur le Président, selon vous l'invasion des termites serait une sorte... de juste punition ?
Le Président eut l'air d'approuver, mais dit :
- Je ne vais pas jusque là.
Evidemment, pensa Deprunel, " n'avouez jamais ".
- C'est étrange, ne trouvez vous pas, la manière dont on se passe de
nous ? dit le Président.
- De qui parlez vous, Monsieur le Président ?
- De nous, les hommes politiques, de vous, les journalistes. Je suis convaincu qu'on ne manque à personne.
- C'est un passage. La démocratie implique le débat et l'information. Donc des politiciens et des journalistes.
- Je vais vous surprendre, Deprunel. La démocratie, ou ce que nous avons pris l'habitude de désigner par ce mot, c'est avant tout l'argent. Les discussions, les querelles, du vent. Ce qui compte, c'est que les gens consentent ou soient contraints à verser leur argent dans les caisses de l'Etat. Quand ils cessent, notre démocratie s'arrête. Mais commence la leur.
- Je ne comprends pas, Monsieur le Président. Les gens ne sont pas stupides. Ils lisent les journaux, ils votent en connaissance de cause. Le système représentatif n'est vraiment contesté par personne.
- Si. Par les termites. Je sais : ils n'ont pas le droit de vote. Ça ne les empêche pas de s'exprimer. Je vais vous dire, Deprunel. Entre les termites et nous, il n'y a aucune différence. Ils dévorent les lieux où ils s'installent, et n'est ce pas ce que nous avons fait nous-mêmes ? La classe politique et la classe journalistique ont parasité la nation. Il est juste qu'elles paient le prix de leur gourmandise.
- Pardonnez moi de vous contredire, Monsieur le Président, mais je ne puis vous suivre complètement. Même en admettant, ce que je ne fais pas, que la classe politique ait dévoré la substance du pays, je ne vois pas en quoi les journalistes pourraient lui être associés.
- Ils sont complices du système. J'admets qu'ils en profitent moins que ceux qui exercent le pouvoir politique. Mais ils sont payés en influence, en participations à la fête. Nous sommes plus ou moins coupables, mais personne n'est innocent.
Quand l'entretien fut terminé, le président entraîna le journaliste sur la terrasse.
- Regardez bien cette ville, Deprunel. C'est la capitale. Elle portait tous les instruments du pouvoir. Ils se sont effondrés. Et maintenant tendez l'oreille... Vous entendez ce bourdonnement ? Tout continue, tout bouge, tout est joyeux. Croyez moi, mon cher, le pays n'oubliera jamais cette leçon.

D'ordinaire, quand il quittait un interlocuteur politique, Deprunel était fébrile. Il lui fallait rentrer en toute hâte chez lui ou à son bureau et écrire son article aussitôt, non seulement pour retranscrire les propos recueillis mais aussi pour recréer l'atmosphère de l'entretien, élément indispensable de la vérité. Cette fois ci, il n'éprouvait rien de semblable. Certes, il n'avait plus le sentiment exaltant de détenir des révélations attendues avec avidité par l'opinion. Il ne parlait ou n'écrivait plus que pour quelques initiés. Mais le nombre ne faisait rien à l'affaire. Ce qui le désolait, c'était de n'avoir plus prise sur les événements.
Le président d'ailleurs ne l'avait pas convoqué pour qu'il écrivît ou parlât un article. Il avait voulu lui confier un testament, le mettre sur une piste. C'était un livre, que Deprunel devait écrire. Un ouvrage de réflexion, qui donnerait aux événements leur dimension véritable. Eh bien, puisque l'actualité se dérobait, il restait la pensée. Tout consolé et déjà plein de son nouveau projet, Yves Deprunel releva le col de son manteau, mit les mains dans ses poches et ainsi blotti dans sa coquille commença d'écrire mentalement le premier chapitre de son ouvrage.

Le président voyait juste. L'Etat avait basculé en même temps que les perceptions. Les versements spontanés avaient cessé par la force des choses. Le plus étonnant était qu'ils se fussent produits et eussent duré si longtemps. Mais le jour où le premier contribuable comprit qu'il pouvait désormais, sans risque aucun, garder tout son argent, la nouvelle se répandit à une vitesse stupéfiante. Pourtant toutes les redoutes du fisc n'avaient pas encore été emportées. Mais elles étaient à la merci d'un simple mot : non. Les citoyens le prononçaient avec un calme joyeux, sachant fort bien que le souci d'égaliser les conditions, qui avait animé les autorités successives du pays, interdirait à celles ci d'imposer des contraintes à certains quand d'autres en étaient exempts. C'était pourtant le moment où la communauté aurait dû pouvoir faire appel au sacrifice des uns, pour pallier la défaillance des autres. Mais elle s'était privée de cette arme par l'effet de sa propre doctrine.

En quelques jours, tout le système administratif s'était alors effondré. Les bâtiments restés intacts furent désertés. Quelques responsables, de grades divers, maintinrent une présence bénévole. Elle ne dura pas au delà du deuxième mois qui suivit la fin du versement des salaires. Ceux qui s'obstinèrent le payèrent souvent de leur vie, ensevelis dans les décombres de leur bureau bien aimé.

Claude Reichman

Extrait de La révolution des termites (Editions Albatros, 1990).

 

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