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4/1/09 Bernard Martoïa

Un voleur de banque risque sa vie dans l'opération alors qu'un énarque nommé à la tête d'une banque ne prend aucun risque

La notion de "hasard moral" est essentielle pour comprendre les crises que nous avons subies en 2008. De quoi s'agit-il ? Il existe trois versions du hasard moral.

La première est la probabilité qu'un acteur économique prenne des risques excessifs s'il a l'assurance qu'il n'en supportera pas toutes les conséquences.

A Bakersfield, en Californie, un ouvrier agricole mexicain (un ramasseur de fraises) gagnait 14.000 $ par an. Long Beach Financial, une société spécialisée dans les subprimes, lui prêta, sans apport initial de sa part, la somme de 720.000 $ pour s'acheter une maison. Il était évident que cet emprunteur ne pourrait pas rembourser sa dette. Cet exemple est cité dans le livre de Michael Lewis : "The End of Wall Street's Boom". Tant que les prix de l'immobilier montaient, l'emprunteur avait la possibilité de revendre son bien et même d'engranger une plus-value. Ce n'était ni la faute du ramasseur de fraises ni celle de son banquier. Ces deux acteurs économiques ont profité du laxisme des autorités politique et monétaire.

La classe politique est la première responsable. Elle a instauré un environnement juridique favorable à la déresponsabilisation des acteurs économiques. Franklin Delano Roosevelt était réticent à l'instauration du FDIC (Federal deposit Insurance Corporation) Il craignait que cette garantie n'incite les banques américaines à prendre des risques inconsidérés. Le président avait à l'esprit la notion de hasard moral. Il n'avait pas tort.

Cette notion de hasard moral date du XVIIe siècle. Les assureurs anglais s'étaient rendus compte de la fraude au sinistre. Parmi les voitures qui flambent chaque année à l'occasion du Nouvel An, une part non négligeable des sinistres émane d'assurés indélicats qui profitent de cette triste tradition instaurée en France par les jeunes des banlieues pour se faire remplacer leur véhicule. (confer l'article du 2 janvier 2009 d'Ivan Rioufol intitulé "Voitures incendiées : les vrais responsables.") L'assuré indélicat fait porter sur la collectivité son acte criminel.

Les notions de morale et de hasard moral ne se recoupent pas.

Le fait qu'un acte soit répréhensible ou non du point de vue de la morale n'est pas pris en considération par la science économique. Comme l'a démontré Ludwig von Mises, un acteur économique agit rationnellement : c'est-à-dire qu'il évalue toujours les risques encourus avant de prendre une décision.

Le hasard moral est contingent de l'environnement juridique

Un voleur de banque risque sa vie dans l'opération alors qu'un énarque nommé à la tête d'une banque ne prend aucun risque. Même s'il est licencié de son poste de directeur après qu'il a fait couler la banque en lui faisant prendre des risques insensés, il a l'assurance de réintégrer son administration. (Confer le Dossier noir de l'ENA publié par la revue Société Civile dans un hors série spécial. Bernard Zimmern, le président de cette revue, était bien placé pour mener cette enquête puisqu'il est lui-même énarque de formation. Une enquête n'aurait jamais pu être menée par un journaliste car l'information est soigneusement verrouillée par le sérail de Bercy.)

Michel de Poncins a donné à un environnement juridique favorable au hasard moral le nom de "république fromagère". Dans ce régime, la classe politique édicte ses propres règles et s'auto-absout. C'est la confusion des pouvoirs.

Une deuxième forme de hasard moral est l'asymétrie d'information

C'est une situation dans laquelle une partie possède plus d'information que l'autre. Un bon exemple nous a été donné, l'été dernier, en Géorgie. Le président Mikhail Saakashvili a pensé pouvoir reprendre le contrôle de la province séparatiste d'Ossétie en lançant une opération militaire le jour d'ouverture des Jeux olympiques à Pékin. Il a fait le pari de la vacance du pouvoir politique à Moscou et à Washington.

Dans le numéro du 15 décembre 2008 du New Yorker, Wendell Steavenson a mené son enquête : "Marching through Georgia." Les troupes géorgiennes furent surprises de trouver les rues vides dans Tskhinvali, la capitale de l'Ossétie du Sud. L'artillerie géorgienne ouvrit le feu en soirée sur des positions tenues par les séparatistes. Dans la nuit, les troupes russes franchirent le tunnel de Roki. A l'aube, l'aviation russe entra en action. En quatre jours de raid, elle décima les bataillons géorgiens.

Le bouillant président géorgien avait manifestement sous-évalué l'information dont disposait le commandement russe sur ses intentions d'envahir la province irrédentiste. L'absence de reporters sur le terrain a fait croire à l'opinion publique européenne que l'agresseur était russe. C'était une autre forme d'asymétrie de l'information.

Le président géorgien a fait une partie de ses études de droit international à l'université George Washington à New York. De sa fréquentation des milieux universitaires et de l'aide financière qu'il a reçue du gouvernement américain, il a tiré la conclusion hâtive que les Américains se porteraient à son secours. Il s'est trompé. La Géorgie n'a pas la même importance que Cuba pour les Américains.

La troisième forme de hasard moral est celle du problème entre principal et agent

Une partie, que l'on appelle agent, agit au nom d'une autre partie, appelée principal. L'agent a plus d'information à propos de ses actions ou de ses intentions que n'en a le principal. La raison est simple : le principal ne peut pas surveiller son agent parce qu'il n'a pas ses compétences pour comprendre ce qu'il fait. Compte tenu de l'avantage dont il dispose, l'agent peut avoir une incitation à agir de façon inappropriée (du point de vue du principal) si les intérêts de l'agent et du principal ne concordent pas.

Un bon exemple nous a été fourni, en janvier 2008, par l'affaire Kerviel. Ce trader anonyme connaissait les arcanes du back-office où il a travaillé avant d'intégrer, en 2005, le bureau Delta One. Il a su endormir la méfiance de ses supérieurs en plaçant de faux ordres pour masquer ses positions.

Jérôme Kerviel, le trader, et Daniel Bouton, le président énarque, voulaient tous deux faire gagner beaucoup d'argent à la banque. Tous deux sont responsables des pertes énormes essuyées par la Société Générale : le premier par ses opérations illégales, le second par son incompétence à contrôler la branche d'investissement qu'il a lui-même créée !

Tous deux mériteraient d'être sanctionnés sévèrement par la justice. Mais ils ne sont pas logés à la même enseigne. Le premier a dérogé à l'environnement juridique alors que le second s'y est conformé. Bouton a créé une division d'investissement au sein d'une banque de dépôt. Il a fait courir de facto un grand risque aux déposants. Il ne sera pas sanctionné car il a agi dans le cadre juridique français, lequel n'a jamais envisagé une séparation stricte des banques d'affaires et des banques commerciales comme sur le modèle du Glass-Steagall Act de 1933 en Amérique.

La notion de hasard moral à l'épreuve des prochaines crises qui se préparent…

La crise financière de l'automne 2008 est édifiante. Elle a montré qu'une banque d'affaires, Lehman Brothers, jugée à tort secondaire par Ben Bernanke et Henry Paulson, a entraîné la chute de tous les marchés à travers le monde. Les deux pompiers pyromanes ont voulu éteindre le feu en se portant au secours de A.I.G. Ils pensaient que le géant de l'assurance présentait un risque systémique. Dans le reportage de John Cassidy, la notion de hasard moral est souvent évoquée. Elle a été appliquée avec Lehman Brothers avec les conséquences désastreuses que nous subissons.

Les gouvernements keynésiens s'apprêtent à commettre une faute impardonnable avec leur nouveau plan de relance. Au plus fort de la tempête, la Fed s'est retrouvée en première ligne comme premier prêteur, et malheureusement aussi comme prêteur en dernier ressort. C'est ce qui ressort de l'excellent reportage mené par John Cassidy. La concentration du risque entre les mains des douze gouverneurs de la banque fédérale américaine est posée. Si la Fed faisait faillite, une éventualité non négligeable en raison des actifs toxiques qu'elle a accumulés- elle a plus de deux trillions de dollars de créances douteuses ou irrécouvrables dans ses comptes - ce serait la fin du monde.

Le facteur "hasard moral" peut-il encore jouer un rôle alors que la finance américaine est pratiquement nationalisée ? Oui, car il est intrinsèque à toute économie, que celle-ci soit une économie de marché ou une économie planifiée. Dans le second cas, c'est la nation entière qui subit les conséquences des actes criminels perpétrés par ses dirigeants politiques.

Il est grand temps de revenir à plus de sagesse. Il faut "recompartimenter" tout le système financier pour éviter un naufrage global. C'est seulement quand cette condition sera remplie, que la notion de hasard moral remplira sa fonction irremplaçable de sanctionner les coupables. Le capitalisme fonctionne sur la confiance, laquelle est inhérente à la notion de hasard moral sinon il s'agit de "crony capitalism" (capitalisme de copinage) emblématique des républiques bananières.

Dans le système pervers actuel, il existe une asymétrie évidente de traitement : les bénéfices sont privatisés, les pertes colossales sont pour les contribuables.

Bernard Martoïa

 

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